[Review] Mister Miracle

L’avis de Thomas Savidan

Le bouche-à-oreille très positif sur cette mini-série et ma découverte récente du Quatrième monde par Kirby m’ont poussé à acheter ce volume des aventures récentes de Mister Miracle dans un univers parallèle de D.C.

Un résumé pour la route

Mister_Miracle_1Les douze épisodes de la série Mister Miracle et le Mister Miracle Director’s Cut 1sont écrits par Tom King (La VisionBatman) et dessiné par Mitch Gerads (Sheriff of Babylon, Batman). Ces épisodes sont sortis aux États-Unis chez DC comics entre 2017 et 2018 puis en mai 2019 chez Urban comics en France

Scott Free est un dieu ou plutôt un néo-dieu. Il est le fils de Haut-père (roi des dieux bienfaisants) de la planète Néo-Génésis. Dans le cadre d’un traité pour garantir la paix avec Apokolips, il a été échangé avec Orion, le fils de Darkseid (roi des dieux malfaisants). Élevé par mamie Bonheur dans ce régime totalitaire, il réussit à s’enfuir et arrive sur Terre où il devient le magicien de l’évasion, Mister Miracle. Menant une double carrière de magicien et de super-héros, il a ensuite retrouvé son amour d’enfance, Barda. Dans cet univers parallèle, ils vivent en couple à Los Angeles.

On en dit quoi sur Comics have the Power ?

Ne vous inquiétez si vous ne connaissez rien au Quatrième monde, les origines secrètes de Mister Miracle sont résumées en quelques pages dans une émission télé de Funky Flashman. Les cases ont une forme d’écran cathodique. Le dessin épuré de Mike Norton m’a fait penser à une bd pour enfant. Tom King est respectueux de la création de Kirby en reprenant les personnages d’origines – même le Vivandier – mais aussi les tunnels boom qui permettent de se déplacer. Tous les personnages de Kirby passent même si c’est dans le coin d’une case – la tête de Nounours sur une pique. King fait aussi des clins d’œil au créateur – la couverture du numéro un de la série d’origine devient l’affiche d’un ancien spectacle. On retrouvera la couverture du dernier épisode de Jack Kirby dans le dernier épisode de cette série. Lors de sa dernière journée, Scott met ses mains dans celle de Jack sur Walk of Fame. Même les gardes du palais du haut-père se demandent pourquoi ils sont le Quatrième monde. Quand Funky crée des histoires avec le fils de Mister Miracle, ce sont Les Quatre Fantastiques par et avec Kirby quand ils sont créés. Le scénariste reprend la poésie des termes de Kirby mais avec humour. En effet, il s’approprie l’univers avec talent. King brise les mythes – Darkseid adore les plateaux végétariens. La boite-mère ressemble à un portable que le futur père regarde quand il s’ennuie. Les personnages, les expressions sont digne d’un Kirby mais le récit brise le mythe du héros.

Tom King réalise une ouverture à froid : Scott en costume est assis sur le sol de sa salle de bain. Il s’est coupé les veines. Lors d’un talk-show, il explique qu’il s’ennuyait comme maître de l’évasion, et cherchait un challenge en s’échappant de la mort. Déprimé à la mort d’Oberon, il a l’impression d’avoir atteint tous ses objectifs. Alors que Scott est en convalescence physique et surtout psychologique, son quotidien ne cesse d’être perturbé par l’arrivée de héros du Quatrième monde. Scott n’a pas d’identité. Scott Free est un surnom de mamie. Il a emprunté le titre de Mister Miracle à la mort de son modèle. Il n’a jamais demandé son vrai nom au Haut-père . Traumatisé par la situation de son père et son éducation, Scott perd pied dans le quotidien – il ne sait même plus qu’il s’est douché – même s’il continue son métier de maître de l’évasion. Ironiquement, il semble obsédé par son café. Scott a des visions – il s’entraîne avec Obéron alors que ce dernier est mort. Dans un contre-pied constant, Tom King joue sans arrêt sur les niveaux de lecture pour montrer le gouffre entre la vie quotidienne et l’image des super-héros. Le couple Free discute d’une nouvelle offensive en terrasse d’un restaurant. Alors que l’on voit un Mister Miracle pathétique après sa tentative de suicide, une publicité sur les mérites du héros est mentionnée. Lors des combats sur Néo-Génésis, Scott est un employé du massacre qui agit mécaniquement comme un soldat en syndrome post-traumatique. L’ironie est omniprésente pour montrer la déprime d’un héros. Dans l’épisode trois, la voix off raconte un épisode de Mister Miracle créé par Kirby sur les pilules de la paranoïa alors que Scott prend des calmants. Il se sert du lait sans rien comprendre pendant que Vivandier raconte un massacre. Dans l’épisode quatre, Scott admet ne ressentir que de la haine pour le Haut-père, les deux planètes, son métier et lui-même. Cette révélation est le début de la guérison car il sort de sa passivité pour montrer ses sentiments. Ce n’est pas encore le bout du chemin car les propositions de Scott pour le prénom de son nouveau-né – Brisemétal, Courleciel, Trônicide, Foudroiemort – montrent que Scott est complètement déphasé. C’est par la paternité qu’il sort de sa torpeur.

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Les néo-dieux semblent tous perdus. Vivandier est exécuté par Lightray qui est agent soumis de Néo-Génésis. Orion est un fondamentaliste – il refuse les doutes et prône une vérité absolue. Lors d’un procès, il se nomme accusateur, défenseur et juge. Il se croit dans un film de procès : il déambule en prononçant des phrases sentencieuses. Pour vaincre, Orion semble vouloir contrôler les esprits comme dans un régime totalitaire. Mister Miracle peut aussi s’interpréter comme un livre sur la masculinité en crise. Le miroir du bonheur révèle au couple les cicatrices de leur enfance mais chacun réagit différemment à ce trauma. Barda pense qu’il accumule des objets inutiles pour compenser leur enfance. Accusé de trahison, Scott réagit à peine alors que Barda se défend par la violence. Mister Miracle se fait laminer par Kanto alors que Barda se fatigue à peine en le battant. Son épouse est une femme froide et efficace. Cette dureté est même drôle – « tu vas te retrouver avec ma méga-masse dans le fondement. » Barda soutien Scott. Elle est plus positive et n’est pas affectée par son passé : « chacun crée sa vie. » La combattante est née dans la fosse où il n’y a ni dieu ni père. Elle n’espérait rien alors que Scott a connu son père. Pour elle, son mari recherche l’amour de Darkseid. Vers la fin, Barda commence à craquer. Elle est dans le déni car elle se sent encore sur Apokolips. Elle avoue sa colère que Scott ait préféré mourir plutôt que de vivre avec elle et le fait d’avoir dû tout gérer pendant sa dépression.

C’est aussi un récit sur les différentes familles de Scott – la famille génétique, la famille d’adoption, les nounous et celle que l’on se construit dans son couple. Mister Miracle pense que sa déprime et la violence d’Orion viennent de l’équation d’anti-vie qu’ils auraient en eux. L’anti-vie est la parabole du passé de chaque Homme car leurs défauts viennent donc des actions de leurs parents. Une fois au pouvoir, Orion ressemble à Darkseid, son père génétique. Chacun doit s’agenouiller devant lui. Le pouvoir corrompt. Orion se prend pour Dieu et utilise les bestioles comme chair à canon provoquant 6,5 millions de morts. Orion les charge de tuer mamie Bonheur. Ne se rendant pas compte qu’ils ont grandi, Mamie les infantilise. Ils ont un dialogue banal sur le bon temps mais le fond atroce raconte une enfance traumatisée – Mamie affamait Barda. Contrairement à Barda qui déteste mamie Bonheur, Scott pense que l’on peut aimer celle qui nous a fait souffrir. La suite semble donner raison à Scott car mamie se révèle être un agent double au service du Haut-père. Son couple est la plus belle partie du récit. Dans une superbe déclaration d’amour, Barda défonce les gardes et lui demande de rester car elle va lutter avec lui. La force de Scott vient de l’exemple de sa femme. Le couple débat rarement directement mais fait toujours autre chose. Le couple discute d’aménagement intérieur en attaquant le palais du Haut-père. Barda insiste pour créer une pièce car elle est enceinte mais n’a encore rien dit. C’est très drôle car il faudra à Scott tout l’épisode pour qu’il comprenne. La révélation est très émouvante : il se jette sur sa femme pour la câliner et lui dire je t’aime. On sent que cette partie du récit est personnelle comme lors de l’accouchement. Scott mène de front guerre et paternité – comme le scénariste est aussi père. Mister Miracle creuse un fossé pour enterrer des soldats alors que son épouse raconte le premier sourire de leur fils. Les Free sont un couple moderne qui partage des tâches. Barda est au front le mardi alors que Scott à la maison. L’histoire d’amour et la paternité mais aussi l’humour permettent d’éviter que le récit bascule dans le récit nombriliste sur un déprimé.

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J’ai eu aussi l’impression que Tom King utilisait son expérience dans la C.I.A. par les négociations de paix à Apokolips. Elles m’ont semblé très plausibles car elles sont centrées sur des détails – à quelle heure faut-il arrêter les combats ? Chaque camp est frustré de ne pas avoir tout obtenu : « La paix est un blocage. On perdrait plus par la guerre qu’en laissant en l’état. » Tom King ne prend pas le lecteur pour un idiot inculte. Kanto, comme des personnages historiques de la Renaissance, est bisexuel. King développe le raisonnement de Descartes. Du réel, il ne reste que le doute et c’est Dieu qui démontre l’existence du monde. Chacun cherche le visage de dieu pour prouver qu’il existe. Mais, Scott ne croit plus en dieu car son père – qui est le roi des dieux – l’a livré au diable. Pour Scott, l’existence de soi est donc aussi sujet à question. Ce livre est donc une quête de dieu. King travaille sur les super-héros pour questionner l’existence de dieu. Dans le dernier épisode, Scott Free comprend qu’il n’est un chaînon dans un fil de générations. Petit, il s’est senti oppressé par cela en raison de son père mais, depuis la naissance de son fils, cela la rassure.

Le dessin de Mitch Gerads est aussi magnifique. Par des traits précis et une juste proportion, la forme des visages est très réaliste. Le dessin est volontairement parfois proche du croquis – les traits se font plus désordonnés pour illustrer la souffrance de Barda lors de l’accouchement. Ailleurs, quand Scott tombe dans les pommes, l’image est perturbée comme des ruptures de canaux sur une vidéo. Cela arrive à chaque fois qu’un personnage est submergé de joie, de peur ou de douleur. Le dessin est un collage de différentes textures – des couleurs numériques lisses côtoient la colorisation des années 1980 avec des petits points. On peut voir des traces de scotch et des taches de peinture. Le dessin n’est pas juste une illustration du récit mais les choix graphiques ont un sens. Dans une attaque secrète au milieu du camp, de simples pointillés montrent le trajet et, au lieu des onomatopées, un mot indique le coup porté. Par l’alternance entre une page sur la vie de père (parc, premiers pas) et une sur la guerre et donc un contraste de couleurs, King et Gerads montrent la difficulté de faire coïncider les deux agendas. Scott ne supporte pas l’existence de Darkseid. Ce n’est pas explicité par un dialogue mais graphiquement par l’apparition régulière d’une case noire. L’ambiance sombre apparaît par un encadrement noir autour des cases. Il joue sur la copie de la même image pour insister sur une émotion. La mise en page très franco-belge en gaufrier assez strict serait inspirée d’Alan Moore. Lorsque Darkseid apparaît enfin, il occupe trois cases du gaufrier. Gerads fait les dessins et la couleur utilisant une gamme chromatique réduite. Contrastant avec les récits très sombre, il opte pour des couleurs vives. Une couleur domine souvent la page rendant le récit plus abstrait. Ce choix est aussi en lien avec le thème de la case – le rouge pour la guerre sur Apokolips, l’or pour le palais d’Orion…

Des éléments du récit de King semblent cryptiques. Chaque épisode se termine par une grille d’images lacérées avec une ou deux phrases fortes de l’épisode. Lors de sa dernière journée, Scott a une relation sm dans la position du Christ, son masque cachant son sexe. Enfin, je n’ai pas compris le dernier épisode. Le dessin est aussi complexe. Par des tee-shirts des super-héros DC – Batman puis Superman quand Scott devient père, Nightwing le fils de Batman quand son fils arrive…– Gerads fait un lien visuel entre les épisodes mais dans quel but ? Lors de l’accouchement, les couleurs débordent pour figurer le stress ou le moment de transition pour un couple ? Loin de me déranger, ces mystères me poussent à le relire.

Alors, convaincus ?

Loin de la créativité joyeuse de Kirby, Tom King propose un récit très sombre. J’ai vraiment aimé ce récit sur un enfant traumatisé qui, une fois adulte, cherche à survivre. Mais c’est aussi drôle : j’ai souvent pensé à Tarantino ou Jim Jarmusch. De plus, l’alliance avec Gerads est impressionnante car entre le récit, les dialogues et l’image le lecteur est plongé dans de multiples significations qui parfois nous perdent mais cela me pousse à rouvrir ce livre.

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L’avis de Siegfried « Moyocoyani » Würtz : Peut-on échapper à Mister Miracle ? (une critique spoiler-free)

Il y a quelques jours, Tom King recevait l’Eisner Award du meilleur scénariste, Mitch Gerads celui du meilleur artiste, Mister Miracle celui de la meilleure série limitée. Un triplé exceptionnel pour une série qui faisait déjà figure d’incontournable, y compris auprès des lecteurs de comics les plus étrangers au Quatrième monde. De fait, Mister Miracle est étonnamment accessible parce qu’en maniant avec brio la mythologie kyrbiesque, il reste concentré sur le Néo-Dieu paumé et trop humain qui donne son nom au récit. C’est après tout ce que King aime faire le plus (sait faire le mieux ?), fixer son regard pénétrant sur une figure, la pousser au fond de l’abîme, assister à ses tentatives d’en sortir, de réparer une vie apparemment au-delà de toute réparation.

Cela avait marché sur Vision et Kyle Rayner (Omega Men), c’est en cours sur Batman (et on pourrait arguer que la continuité correspond forcément un peu moins bien à cette démarche), cela pouvait virer à la caricature dans Heroes in Crisis… D’un côté, la répétition de la démarche a de déplaisantes allures de recette, d’un autre côté, c’est le traitement que l’on rêverait de voir bien appliqué à n’importe quel super-héros, puisqu’il est merveilleusement apte à le désacraliser pour lui conférer ensuite une nouvelle grandeur – ce que King promet de faire sur Batman à l’issue de l’arc Knightmarespar exemple.

Inutile de faire durer un suspense qui n’existe pas, la recette fonctionne à merveille sur Mister Miracle, peut-être justement parce que le héros n’est plus central depuis longtemps dans la continuité DC, de sorte que le scénariste peut pleinement se l’approprier… et ce faisant, rendre parfaitement hommage au travail du King, manifestement conscient de ce jeu de mots savoureux, au point de donner sa version de la relation existant entre Jack Kirby et Stan Lee dans une savoureuse scène où le bonimenteur moustachu Funky Flashman met des mots sur l’histoire dessinée par le jeune Jacob. Sans d’ailleurs que l’on sache à quel point il est fidèle aux intentions premières du dessinateur. C’est assez fin, et ce n’est que le plus modeste aperçu de la finesse d’un scénariste acclamé à juste titre – pour ce titre au moins – pour sa capacité à faire méditer ses personnages et ses lecteurs sur ses personnages, à rendre hommage et à écrire son histoire.

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Pour cela, le scénariste à son meilleur s’accompagne d’un artiste à son meilleur, son intéressant compère de The Sheriff of Babylon, dont son travail sur Vision fait l’une des révélations du moment (aux côtés d’Andrea Sorrentino dirais-je), Mitch Gerads. Et contrairement au dessinateur italien, l’intelligence du dessin de Gerads sait s’exprimer ici par des illustrations lisibles et colorées dans un découpage évident, que l’on pourrait qualifier de basique s’il ne fonctionnait si extraordinairement bien. Il ne cherche pas à trouver une idée de mise en page par planche, voire par vignette, mais fait « simplement » usage du gaufrier, et dans cette forme élémentaire de la bande dessinée, trouve le moyen exemplaire d’impressionner par chaque trouvaille visuelle. C’était déjà l’une des forces du travail de Bolland (sur The Killing Joke) ou de Gibbons (sur Watchmen) – d’ailleurs plutôt aimablement imité par Gary Frank dans Doomsday Clock. Et cette revalorisation du gaufrier possède naturellement une revigorante fraîcheur dans un comics habitué à plus de baroquismes, que l’on ne semble plus avoir le droit de dessiner sans fausses idées foisonnant en tous sens pour un découpage presque anarchique.

Le gaufrier « justifie » le peu de détails, recentre la perception du lecteur sur les rares éléments tous significatifs de la vignette, et autorise une séquentialité particulièrement expressive dont le scénariste et le dessinateur jouent beaucoup. Par exemple, quand deux personnages face à face se parlent, que l’un apparaît dans une vignette et l’autre dans la vignette suivante, comme si les deux vignettes n’en constituaient qu’une seule. Or la brisure opérée par la gouttière dans cette image que l’on aurait pu imaginer unique peut produire plusieurs effets, de la simple comédie à la déréalisation de l’action. Deux directions dans lesquelles les auteurs aiment pousser Mister Miracle, qui est prodigieux d’humour bien qu’il soit presque aussi merveilleusement tragique par le fait même que l’on nous tienne à ce point à distance, que l’on nous fasse si souvent soupçonner la mystification.

Après tout, le héros est d’emblée montré mourant suite à sa tentative de suicide, le genre de lieu commun qui rend fou le lecteur paranoïaque imaginant spontanément que le reste du récit peut n’être qu’une hallucination. Que l’on partage ou pas ce doute radical, on nous fera ensuite quelques fois croire à des choses qui seront ensuite démenties, comme un personnage avec lequel Scott Free communique normalement, et dont on apprend ensuite qu’il est mort. De nombreux plans moyens nous éloignent de même des êtres auxquels normalement on nous demanderait de nous identifier, et une vignette peut soudain se brouiller sans raison comme un téléviseur cathodique perdant éphémèrement une fréquence.  Après tout, la taille égale des vignettes du gaufrier n’évoque-t-elle pas l’écran de télévision, peut-être même un écran-prison comprimant ceux qui y sont représentés, l’épaisse gouttière figurant des barreaux, dans une habile métaphore de l’enfermement auquel Mister Miracle voudrait échapper… et dont il ne peut évidemment s’échapper heureusement puisque cet enfermement est celui de son monde, de sa page, du fascicule du comics…

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Elle est intéressante, cette interrogation de la réalité des images… dans une histoire de super-héros, hurlant déjà sa fausseté par nature. Ces effets de parasitage ressemblent à une illustration du PTSD (syndrome post-traumatique), voire du « PTSD ordinaire » d’une population à laquelle on ment, que l’on jette dans des combats dont on l’empêche de saisir les enjeux, qu’on écrase. Cela nourrit des obsessions de fuite compréhensibles au premier abord, et vite si radicales qu’on les prend en pitié : pour fuir le mal, toute oppression, les extrêmes, ne doit-on pas fuir aussi les possibilités de bonheur, les responsabilités, la société, la vie ? Inutile d’être aussi perdu que Scott pour ressentir de l’empathie pour l’évasion impossible qu’il cherche de sa soumission à une destinée a priori inéluctable, de sa nature de Néo-Dieu, de son identité trop tôt marquée par le cynisme politique et la tragédie.

À chaque planche, et surtout au fur et à mesure que l’intrigue prend une impressionnante ampleur, on redoute ainsi davantage le soudain retour d’un réel qui serait pire que tout ce que l’on voit déjà, comme si Free ne touchait pas déjà le fond. C’est une sensation dangereuse pour un lecteur, parce qu’elle peut le placer dans une telle expectative que la lecture présente ne l’immergerait plus, et surtout parce que cela ne laisse que deux choix au scénariste : affirmer qu’on est bien dans le vrai ou confirmer qu’on est dans le faux. Deux issues prévisibles, que les auteurs doivent mériter afin de ne pas être taxés de facilité, et on peut en effet estimer que l’histoire mérite sa fin grâce à la puissance et à la variété de ses douze fascicules.

Cela peut sembler long, douze fascicules, et même si chacun est essentiel, on ne se départira pas toujours d’un sentiment d’artificialité dans le projet de consacrer chacun à un thème précis. Heureusement, tous sont formidables d’action, d’humour, de relations entre les personnages, d’humanité, et certains sont même rafraîchissants d’originalité, comme celui entièrement dédié aux pourparlers, ou époustouflants d’audace, comme celui entièrement consacré à un accouchement. Et chaque fascicule est dynamisé par la variation des styles (Art nouveau, dessin animé enfantin, conventionnel, satirique…) et des registres, souvent inattendue.

Quand Big Barda et Mister Miracle s’attaquent ainsi à la forteresse d’Orion, Gerads et King optent pour une mise en scène plus buddy movie qu’épique de leur savoureux team-up. Plus généralement, les auteurs n’oublient jamais d’où viennent les personnages, et jouent avec une habileté inédite sur les contrastes physiques entre les personnages : comme Néo-Dieu élevé sur Apokopolips, Scott est frêle, mais peut s’avérer sanguinaire ; comme ancienne lieutenante de Darkseid profondément liée à son monde, Big Barda n’est pas seulement grande, elle porte une évidente bestialité, mais se bat avec méthode et détachement ; même comme Haut-Père, Orion est d’engeance maléfique, un démon élevé dans la lumière et l’ordre, rappelant sous chacun de ses aspects sa nature contradictoire… La juxtaposition de ces personnages est ainsi toujours neuve, toujours propre à susciter la fascination, qu’elle exprime leur irréductibilité les uns aux autres, leur complémentarité mystérieuse, un simple contraste comique, l’opposition entre les mondes qu’ils incarnent – comme quand des Néo-Dieux s’immiscent dans le quotidien si humain de Scott Free, le visitent dans toute leur majesté dans son sommeil, déambulent dans son petit salon en piochant dans un plateau de crudités pendant un procès métaphysique déterminant…

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Avec Mister Miracle, Tom King s’impose plus que jamais comme un scénariste incontournable. Sur un Quatrième monde de moins en moins connu, et sans doute peu exploité parce qu’il paraît difficile de le traiter sans sombrer dans des excès ridicules, il se réapproprie la mythologie du King de façon à lui rendre hommage tout en la modernisant, à lui rester fidèle tout en la désacralisant, à la relégitimer en lui offrant la grandeur et la profondeur qu’on craignait de ne plus lui trouver. Qu’on lui ait confié le scénario du film New Gods– ou du moins un jet de ce scénario, ne soyons pas trop naïfs – est ainsi très encourageant tant il s’est montré capable d’exposer un univers complexe tout en l’explorant avec acuité et brio. La réussite de Mister Miracle vient à la fois de ce traitement inattendu et du choix d’un Mitch Gerads à son meilleur pour l’exprimer.

Aussi partagé que l’on puisse être sur son run Batman, et bien que l’on ait évidemment le droit de ne pas être sensible aux aspérités de son Mister Miracle, il est assurément difficile de ne pas attendre avec la plus grande curiosité et impatience ce qu’il fera avec Gerads toujours sur Adam Strange, et l’introspection douloureuse qu’il promet de livrer sur Superman (Superman : Up in the Sky), dont les débuts sont prometteurs sans encore révéler le génie attendu de cette collaboration avec Andy Kubert. Avec le Superman de Milleret Romita Jr., le Question de LemireCowan et Sienkiewicz, le Joker de Lemire et Sorrentino, la suite du White Knight de Sean Murphy, et j’en oublie, l’avenir proche de DC s’annonce décidément brillant !

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