[review] Farmhand tome 1

La fin de Tony Chu nous avait laissés orphelins de l’univers totalement déjanté de Rob Guillory. L’annonce de l’arrivée de sa nouvelle série Farmhand chez Delcourt m’a personnellement réjouie et j’étais curieuse de savoir comment l’artiste pourrait conserver son ton unique tout en apportant du neuf. La lecture du fascicule du FCBD s’étant montrée prometteuse, c’est avec confiance que j’ai retrouvé Rob Guillory et ses pages remplies de membres sanguinolents.

Un résumé pour la route

Farmhand_1Farmhand est scénarisé et illustré par Rob Guillory, la couleur est assurée par Taylor Wells. Aux Etats-Unis, le titre est publié chez Image Comics sous le label Skybound. En France, Farmhand est publié chez Delcourt comics en 2019.

Ezekiel Jenkins est en proie régulièrement à de violents cauchemars qui le ramènent à sa jeunesse et ses conflits anciens avec son père, Jedidiah, fermier de Louisiane. Malgré sa volonté de s’éloigner de ces traumatismes d’enfance, Ezekiel décide, avec sa famille, de revenir auprès de son père. Pourtant, la ferme familiale a bien changé et on y cultive désormais des organes humains. Quelles sont les motivations de Jedidiah Jenkins qui l’ont poussé à faire pousser des doigts ou des poumons ?

On en dit quoi sur Comics have the Power ? 

Pour apprécier Farmhand, il faut avoir envie d’entrer dans l’univers surprenant de Rob Guillory qui, à travers cette étonnante histoire de ferme productrice d’organes humains, raconte tout à la fois une histoire d’espionnage industriel, de manipulation génétique mâtinée de relations familiales compliquées.

Farmhand est en premier lieu l’histoire d’un traumatisme, celui d’Ezekiel Jenkins. Le jeune homme a pourtant de quoi être comblé puisqu’il a une femme aimante et compréhensive et deux enfants, Riley et Abigail, classiquement désabusés comme tous les préados, mais au fond plutôt sympathiques. L’enfance d’Ezekiel lui pèse et il revient toujours à ce trauma de jeunesse, notamment lorsqu’il rêve. Comment exorciser ce problème ? La seule solution est de revenir à la source et de réintégrer son village d’origine, lieu où se trouve implantée la ferme familiale. Rob Guillory montre toute la complexité des relations père-fils qui reposent sur la rivalité et la compétition, mais aussi sur un certain nombre de non-dits et d’incompréhension mutuelle. Il n’y a d’ailleurs pas de miracle, les retrouvailles sont compliquées entre Ezekiel et Jedidiah. Rob Guillory est très malin dans son écriture car il distille ça et là quelques indices mais ce qu’il révèle est parfois encore plus perturbant, l’auteur a l’art de brouiller les pistes et de tromper son lecteur en l’emmenant sur des pistes plus tortueuses les unes que les autres.

Farmhand_2

Cette histoire familiale se mêle à celle d’un village totalement transformé par l’exploitation de Jedidiah. Sa ferme est devenue une forteresse où la technologie de pointe permet de faire pousser des organes humains pour procéder à des transplantations et ainsi sauver des vies. Là encore, Guillory laisse planer le mystère : Jedidiah aurait eu la révélation d’une formule scientifique de la part d’un extra-terrestre. Mais qu’y a-t-il de vrai dans tout ça ? Si le lecteur se dit dans un premier temps que cette découverte est plutôt un progrès, Rob Guillory montre très vite les travers de l’exploitation intensive et d’une industrie pharmaceutique productiviste. Jedidiah gère sa ferme comme un Disneyland géant, organise des visites pour montrer les bienfaits de sa technologie avec un discours commercial bien rodé. On soupçonne très vite que cette façade bien lisse cache quelque chose de plus angoissant et de plus sombre qui conduit le lecteur à s’interroger sur les bienfaits des manipulations génétiques voire du transhumanisme car, même s’il n’est pas question d’implanter des membres robotisés, il s’agit toutefois de transformer l’humain en un être hybride – sciemment ou non. Tout en utilisant un ton trash et humoristique, Guillory nous invite à nous interroger sur la société que nous souhaitons : productivisme sans âme, société du spectacle et transhumanisme nous attendent aux détours d’une récolte de doigts ! Quelle est la part de l’éthique dans l’oeuvre de Jedediah, il mène des expériences génétiques aussi bien sur les animaux que sur les humains sans bien en mesurer les conséquences. Certes, Jenkins affirme œuvrer pour le bien commun mais quelles sont ses motivations profondes ? Rob Guillory donne là encore quelques indices mais laisse le lecteur se faire sa propre opinion. Tout n’est pas rose d’ailleurs, la ferme des Jenkins faisant l’objet de convoitises et d’espionnage industriel.

Farmhand_3

Qu’est devenue la sympathique petit ville d’antan dont la ferme a bouleversé l’existence ?La ville est d’ailleurs en ébullition à cause des élections municipales qui approchent et sont toujours l’occasion de tensions au sein d’une communauté semblant fort divisée. L’auteur montre au passage la difficulté d’intégration des enfants d’Ezekiel dans un nouvel environnement scolaire et la question du harcèlement scolaire dont est victime Riley. Rob Guillory montre bien comment le petit garçon tente de s’inventer un ami imaginaire – un étrange animal que lui seul semble remarquer – et de se mettre sous la protection d’un étrange enfant doté d’une force surhumaine. Ce passage est vraiment très bien vu et j’admire vraiment la faculté de Guillory de traiter de nombreux sujets de société – les dangers d’une surexploitation capitaliste de la santé ou le harcèlement scolaire – ou d’explorer les méandres des traumatismes qui rongent chaque famille. Cette thématique était déjà présente dans Tony Chu et on la retrouve sans surprise dans les pages de Farmhand. L’humour de l’auteur permet d’explorer les tréfonds de l’âme humaine avec un cynisme de bon aloi.

L’univers graphique de Rob Guillory est tout aussi efficace que sa narration. Son dessin très cartoony soutient le ton humoristique que l’artiste insuffle à son récit. Il est recommandé de bien observer tous les détails afin de repérer les petits messages parsemés ici ou là au gré des cases. Rob Guillory fait preuve de fantaisie et d’inventivité dans son découpage pour donner au récit un réel dynamisme, jouant sur les ruptures de rythmes. L’usage des gros plans sur des visages aux yeux ronds ou des sourires un peu forcés accentue les émotions des personnages retors, inquiets ou surpris. Je suis personnellement très fan du style de l’artiste que j’ai donc retrouvé avec grand enthousiasme dans ce premier volume de Farmhand.

Alors, convaincus ? 

Avec ce premier volume de Farmhand, Rob Guillory démontre avec brio qu’il a su se renouveler tout en conservant ce qui a fait le succès de Tony Chu. Si vous avez apprécié les aventures du détective cannibale, les péripéties de Farmhand sont faites pour vous. C’est aussi l’occasion pour de nouveaux lecteurs de découvrir cet artiste qui sait souligner les travers de notre société avec un humour décapant. Aussi addictif que Tony Chu, Farmhand nous promet de bons moments de lecture.

Sonia Dollinger

 

Un commentaire Ajoutez le vôtre

Laisser un commentaire