[review] La Brigade chimérique

Il est des lectures qu’on découvre sur le tard et si vous lisez Comics have the Power régulièrement, vous savez que c’est une habitude chez moi d’arriver après la bataille en m’extasiant sur un chef d’oeuvre que beaucoup ont déjà lu. Comme je ne perds pas mes bonnes vieilles habitudes, j’ai enfin mis la main sur La Brigade Chimérique de Serge Lehman et Fabrice Colin dans une superbe intégrale sortie en 2015. Comme cet ouvrage me tendait les bras, je l’ai laissé gagner, je l’ai acheté et je l’ai dévoré de la première à la dernière page.

Un résumé pour la route

Brigade_1La Brigade chimérique est une oeuvre due au scénario de Serge Lehman et Fabrice Colin. Le dessin est signé Gess et les couleurs sont de Céline Bessonneau. Après une sortie en six volumes en 2009 et 2010, les éditions de l’Atalante proposent cette belle intégrale en 2015. Le récit est augmenté d’un cahier expliquant les origines de ce titre et les références qui parsèment l’ouvrage.

En 1938, Irène Joliot-Curie, fille du célèbre couple de savants Pierre et Marie Curie pénètre clandestinement à Métropolis grâce à l’aide de l’organisation « Nous Autres » qui représente la Russie. Métropolis est la ville d’un démiurge fou, le docteur Mabuse, qui a réuni les surhommes du monde entier dans ce qu’il veut être sa capitale. Devant l’ensemble des surhommes nés des ruines de la Première Guerre mondiale, Mabuse expose sa vision de l’Humanité et ses plans d’avenir : l’avènement du surhomme qui doit régner sur les hommes, les guider dans le droit chemin et écraser toute velléité de résistance. Les déclarations de Mabuse laisse une partie de la salle stupéfaite, tandis qu’une autre se rebelle et que certains, au contraire, s’enthousiasment à l’idée de ce nouvel avenir.

L’Europe puis le monde se laisseront-ils dominer par une armée de surhumains nés des rancœurs et des expérimentations de la Première Guerre mondiale ? Les surhumains se ligueront-ils pour écraser le genre humain ?

On en dit quoi sur Comics have the Power ?

Définir la Brigade chimérique est extrêmement difficile : ouvrage de science-fiction, de politique-fiction ? Allégorie représentant l’effondrement de notre propre monde au milieu du XXe siècle ? Hommage aux récits de science-fiction, au roman noir, aux pulps et aux comics ? Ou évidemment, tout ceci à la fois et encore tant d’autres choses.

Cet ouvrage est de ceux qu’on peut relire à l’envi en trouvant sans cesse de nouvelles références dans des domaines variés. L’Histoire est, bien sûr, convoquée puisque l’action se passe en 1938-1939, à la veille du second conflit mondial, alors que la guerre d’Espagne fait rage et que « Nous Autres », une organisation communiste règne sur la Russie. Chaque fait est référencé et on sent bien combien les auteurs maîtrisent cette période terrible de montée des périls d’entre-deux-guerres. On n’oublie pas non plus la philosophie puisque Nietzsche traverse tout le récit, permettant de se questionner sur ce que l’on fit de son concept du surhomme qui permettait de s’éloigner du concept divin mais dont l’interprétation donna naissance à de terribles théories. La science est, elle aussi au cœur de ce récit puisque parmi les personnages principaux se trouvent Marie Curie – bien plus mise en avant que son mari Pierre – ainsi que sa fille Irène et son gendre qui sont réellement les héros de cette histoire, si tant est qu’on puisse parler de héros dans une telle histoire. Rien n’est cependant occulté des zones d’ombre de la famille Curie et des débats qu’ils ont pu susciter. Amatrice d’ouvrages historiques, cet aspect de la Brigade chimérique m’a comblée.

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L’hommage des auteurs aux différentes littératures est également d’une richesse incroyable. On sent évidemment l’influence d’Alan Moore – le clin d’oeil à Watchmen est bien présent – mais on est bien au-delà ! La Brigade chimérique est un hommage constant à la Science-fiction des XIX et XXe siècles, on ne peut pas rater les références à Jules Verne mais les auteurs eux-mêmes expliquent que leur titre est un rappel de celui de George Spad, L’Homme chimérique, paru aux éditions Louis Querelle en 1919. C’est d’ailleurs un des grands mérites de Lehman et Colin que d’expliquer les références aux néophytes dans un cahier en fin d’ouvrage. On peut ainsi piocher de nombreuses idées de lecture car on ne peut refermer La Brigade chimérique sans avoir envie d’approfondir chaque ouvrage cité ou de creuser un peu plus chaque personnage inséré dans le récit. Fort heureusement, j’avais lu auparavant l’ouvrage de Xavier Fournier sur les super-héros français, ce qui m’a permis de reconnaître de nombreux surhommes cités, à commencer par l’ambivalent Nyctalope ou le passe-muraille, tous les nommer ne sert à rien, à vous de vous amuser à les reconnaître. Le monde des pulps et des comics est aussi très bien représenté aussi bien par des apparitions furtives – on aperçoit The Shadow dès le premier chapitre – que des mentions plus appuyées : le Surhomme américain se nomme Steele et son costume rappelle celui de Superman.

Comment ne pas non plus se réjouir en comptant les citations cinématographiques, les rappels à Fritz Lang, à l’Ange bleu qui trouve même sa personnification parmi les séides de Mabuse. Là encore, je vous laisse trouver par vous même toutes les références.

Enfin, les rappels à l’importance des auteurs d’origine juive comme Kafka, lui aussi omniprésent, nourrissent l’ouvrage et l’âme même du récit. Ils y ajoutent une touche poétique, mélancolique et dramatique et aident à répondre au questionnement initial : pourquoi les super-héros ont-ils déserté l’Europe ?

Une des forces de ce titre est le parallèle entre les surhommes inventés par les auteurs et le pays dans lequel ils apparaissent. Chaque surhomme est le reflet de sa terre et des affres qu’elle subit. Il peut être personnalisé comme un tortionnaire mettant son pays à feu et à sang – la Phalange en Espagne qui représente Franco – comme un illuminé dont les idées vont ravager la planète et marquer à jamais l’histoire du monde – le docteur Mabuse. Le surhomme, ce peut être aussi un personnage hésitant, uniquement occupé de sculpter sa propre statue pendant que l’on meurt à ses portes : c’est le Nyctalope français dont la veulerie est contrebalancée par l’héroïsme désintéressé d’Irène Joliot-Curie.

Graphiquement, le trait de Gess et l’ambiance qu’il génère me rappellent indubitablement le travail de Mike Mignola ce qui accentue l’aspect fantasmagorique du récit mais aussi son côté sombre et désespéré.

Alors, convaincus ?

Brigade_2La Brigade chimérique est un récit dont on ne peut pas sortir indemne. Il offre matière à réflexion, de manière rétroactive, en permettant de reposer un regard sur les deux guerres mondiales grâce à un ouvrage qui manie le symbole à merveille. On revit avec grande émotion cette marche à la guerre, inévitable et cruelle, malgré les efforts des derniers à croire qu’on peut encore arrêter cette folie. Lehman et Colin lient les deux conflits comme un tout, l’un découlant de l’autre…les auteurs montrent combien les renoncements, les trahisons nourrissent et renforcent les forces néfastes menées par Mabuse.

Au delà d’un ouvrage mettant en scène des surhommes sur fond historique, j’ai pu lire un titre d’une grande sensibilité qui peut se lire comme un hommage aux littératures qui ont façonné les auteurs mais aussi comme un adieu terrible au vieux monde qui s’est envolé dans les fumées d’Auschwitz.

Sincèrement, je pense que La Brigade chimérique me marquera encore longtemps tant l’oeuvre aborde des aspects variés. Je l’ai apprécié autant pour la qualité de son récit et de son graphisme, pour les hommages qu’il rend aux genres littéraires et cinématographiques que pour la profondeur de son propos. On sort de cette lecture différent d’avant et c’est ce que j’aime par dessus tout : mettre la main sur un titre qui dérange, qui bouscule et qui donne matière à réflexion. C’est le cas ici et j’en remercie bien sincèrement les auteurs.

En complément, je renvoie les lecteurs à l’interview de Serge Lehman par Omac Spyder chez Bruce Lit. Un échange riche et émouvant qui donne envie de dévorer toute l’oeuvre de Lehman.

2 commentaires Ajoutez le vôtre

  1. OmacSpyder dit :

    Un commentaire digne d’une archiviste! Je suis ravi de lire ton avis après ta lecture : certains livres arrivent au moment qu’il faut, tout simplement.
    Tu détailles bien les différents aspects du récit, aux multiples facettes : historique, symbolique, mythologique. Et les hommages rendus au passage en rendant vivant ces personnages dans une fiction qui parle de notre réalité.
    Après avoir commencé avec Lehman&Co. je ne puis que te conseiller la lecture de l’Oeil de la nuit de Lehman et Gess et de Metropolis de Lehman et De Caneva.
    J’aime bien ton introduction et sa conclusion interrogative : « … ou tout ceci à la fois? » Ça ouvre des possibilités en effet…

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    1. Sonia Smith dit :

      Merci pour ces conseils de lecture que je vais suivre, je suis tellement enthousiasmée par ce titre que je vais filer dévorer ceux que tu m’indiques !

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