[Review] Sin City (tome 2), Une femme à se damner

Après avoir adoré ma première promenade dans la Sin City, je poursuis mes déambulations avec Une femme à se damner et le voyage reste fantastique.

Un résumé pour la route

Le scénariste, dessinateur et coloriste des huit épisodes de Sin City: A Dame to Kill For est Frank Miller (Batman Year OneRobocop vs. Terminator). La série est sortie aux Etats-Unis chez Dark Horse entre novembre 1994 et mai 1995 puis en France chez Huginn & Muninn le 22 et le 29 septembre 2023.

Minable détective, Dwight se fait de l’argent en enquêtant sur des adultères mais il a trouvé un équilibre. Il a su quitter une femme toxique dont il était follement amoureux. Comment va-t-il réagir quand elle revient et le supplie de l’aider ?

On en dit quoi sur Comics have the power ?

D’une manière habile, Miller ne propose pas une suite ou un préquel avec Une femme à se damner mais élargit l’univers. En effet, cette deuxième aventure de Sin City se situe avant et après la première. On croise Marv comme videur au départ et plusieurs scènes de Sombres adieux sont répétées sous un angle différent. Miller introduit également volontairement le flou sur l’époque. Avec le style des voitures et l’absence de télévision, je me suis cru dans les années 1950 à l’apogée du film noir et pendant l’enfance de Miller. Pourtant, Marv cite une chanson country de 1990. 

© 1991, 1992, 1993, 2001, 2021, 2023 Frank Miller Inc. Tous droits réservés.

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Au fil des tomes, les secrets de Basin City, son histoire, ses conflits communautaires deviennent le centre du récit. Ce lien est assez courant dans le polar. Cette ville née pendant la Ruée vers l’or s’est reconvertie dans la prostitution de luxe par la famille Roak qui, depuis, domine économiquement et politiquement la ville. Basin City est un personnage à part entière au point d’être humanisée. Marv la comparait à une femme voulant être prise par lui. Par l’omniprésence des briques et l’aspect polar, j’ai longtemps cru que Basin City était un parabole de New York. Cependant, une allusion climatique dans le premier tome m’a fait douter : il n’y pleut presque jamais. On voit également dans ce volume une route bordée de palmiers. Sin City est une ville dure. On avait pu voir dans le premier tome par des gens ivres morts adossés à des sacs d’ordures. Cette violence est aussi sociale. L’absence de mélange produit une ville duale : d’un côté, des quartiers pauvres et de l’autre, des villas gardées et avec des grilles. La justice y était un spectacle pour satisfaire une foule manipulée. Dans Une femme à se damnerMiller se concentre sur la vieille ville, quartier rassemblant les freaks de Basin. Au centre de cette nouvelle histoire, Dwight McCarthy est l’exemple d’un homme ayant voulu la quitter avant d’être contraint d’y revenir.

Avec Marv, les deux personnages ont des points communs. Ces hommes connus pour leur force et leur droiture ont le même rapport aux femmes : emportés par leur passion amoureuse, ils vont souffrir. Même s’ils font équipe – comme dans un Mavel Team-up associant deux poids lourds – pour attaquer un manoir, Dwight se distingue d’une part physiquement. Il est chauve et plus mince. D’autre part, son tempérament est différent. Ancien journaliste, il a déchu en devenant un détective privé, mais reste plus intelligent que Marv. Voulant éviter le conflit, il est moins brutal. Ayant vécu dans la vieille ville, Dwight vient sans doute d’un milieu féminin ce qui expliquerait sa caractérisation plus posée. Plus moral, il refuse de transgresser le code de la route ou de tuer, y compris un coupable. Cependant, il a également une brute en lui qui a connu une descente publique aux enfers. Depuis, il s’impose un contrôle permanent pour garder ses démons enfermés. Son ex-petite amie, Ava, bouleverse son équilibre précaire. Il est conscient du danger qu’elle représente et sait qu’elle le manipule, mais il ne peut résister. Au milieu du livre, il subit une opération chirurgicale. Par cette métamorphose physique impossible, Sin City sort du réalisme du polar pour des détours vers la sorcellerie. Dans leur préface, Yann Graf et Jean-Marc Lainé insistent davantage sur le lien avec les super-héros. Si Marv m’a fait penser à Batman, Dwight est plus proche de Daredevil par son empathie et son goût de la négociation. Comme Matt Murdock, il est né dans un quartier pauvre mais, comme dans Dark Knight Returns, Dwight cherche à se venger. Ayant changé de visage, il a deux identités. Ce caractère double se retrouve très souvent. Gail est une dominatrice (sexuelle et politique) mais aussi l’amante fidèle de Dwight. A l’image de la société, Basin City est divisée en deux. Enfin, le scénario est divisé en deux périodes : le récit d’une rechute puis une renaissance par la vengeance.

Je notais dans le premier tome la présence réduite des personnages féminins. Une femme à se damner modifie ce point de départ. Elles dirigent un quartier, la vieille ville, et manipulent les hommes en usant de leurs corps ou de leur charme. Elles jouent la soumission et la jouissance. Au contraire, les hommes sont des faibles conduits par leurs pulsions sexuelles ou leur cupidité. Aussi honnête soit-il, Dwight s’inscrit dans cette catégorie. Il accourt quand une ex appelle. En effet, la sexualité reflète la société. Les riches pratiquent le SM pour retrouver ou perdre le contrôle. Ava en joue dans une superbe scène. Elle prétend être une pêcheresse suppliant d’être dominée. Dwight tombe dans le piège, mais, dès les premières étreintes, elle devient une prédatrice. Dwight finit à genoux et soumis à ses souhaits. Pendant féminin de Dwight, elle lance l’intrigue, en est l’enjeu puis l’opposante. Compilant plusieurs figures du polar, Ava est la reprise de la femme fatale. Son prénom vient d’Ava Gardner. Elle est une « déesse » pour son chauffeur et, comme Aphrodite, elle sort deux fois de l’eau. Ava préfère être désignée comme sorcière davantage que folle. Le corps nu de Dwight est aussi mis en avant. Le voyeurisme est souvent présent. La première scène le prouve. Dwight observe un couple adultérin faisant l’amour, certes pour le boulot, mais, la manière dont il tient l’appareil photo ne me trompe pas. Regardant les femmes comme des déesse, plusieurs hommes profitent des autres pour prendre plaisir. Tout n’est pas parfait. Le pouvoir des femmes vient de leur corps et elles sont trop souvent des manipulatrices. L’égalité ne semble pas possible mais tout est rapport de force, à l’image des rapports sociaux dans Sin City. 

© 1991, 1992, 1993, 2001, 2021, 2023 Frank Miller Inc. Tous droits réservés.

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Malgré la présence thématique du sexe, sa représentation reste hors-champs ou par des silhouettes alors que la violence est frontale. Le texte décrivant le traumatisme entre en contradiction avec l’esthétisme des scènes violentes. Cependant, le dessin reste exceptionnel. La beauté pure s’oppose à la laideur, les visages épurés des femmes contrastent avec les visages grimaçants et couverts de pustules ou de rides de certains hommes. Dans le saloon, on ne voit aucun décor mais des personnages striés de traits blancs. Ce choix vise le réalisme d’un bar sombre envahi par la fumée, mais également le symbolisme d’un lieu de débauche où des anonymes viennent se perdre. Ava rentre comme une star montant sur scène et fait le vide autour d’elle. Au départ, la discussion avec son ex se fait avec distance, mais il se rapprochent et, par les changements de cadrages, semblent pratiquer une danse de plus en plus serrée. On retrouve la mise en page similaire avec ces grandes cases rectangulaire et le texte en voix off à droite. Pourtant, le dessin manque parfois d’épure. 

Alors, convaincus ?

Une femme à se damner est pour moi une suite magnifique qui prolonge l’innovation du premier tome tout en ouvrant de nouvelles pistes, notamment dans la vieille ville. L’édition collector reste toujours réussie avec la préface très riche qui replace précisément le récit dans le contexte du polar. Yann Graf et Jean-Marc Lainé signalent que Dwight reviendra et je serais au rendez-vous.

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