[Review] Au-dedans

Continuant dans mon désir de sortir du cadre, j’ai découvert Au-dedans, une étrange première œuvre d’un dessinateur de presse. Rentrez dans la vie d’un homme ne pouvant se lier aux autres jusqu’à ce qu’il…

Un résumé pour la route

IN écrit et dessiné par Will McPhail a été publié en Grande Bretagne par Spectre le 13 mai 2021 puis en France par 404 Graphics le 18 janvier 2024.

Nick Moss, jeune illustrateur célibataire, passe ses journées dans des cafés à jouer le rôle d’un homme sympathique, mais, derrière ce masque, il ne comprend pas les autres et reste un solitaire… 

On en dit quoi sur Comics have the power ?

Après un prologue sur un souvenir d’enfance, Au-dedans suit la vie quotidienne d’un jeune adulte. Seul chez lui, Nick m’apparaît heureux. Même s’il n’est pas au sommet, sa vie professionnelle est prometteuse entre ses premiers projets d’illustrateur et des tâches dans une agence de publicité pour payer les factures. Il ne semble ni manquer d’argent, ni souffrir de solitude. Tel un bon fils d’une famille unie, il aide sa mère lors de travaux d’aménagement intérieur. Cependant, dès qu’il est en public, il ne peut s’empêcher de jouer un rôle ce qui donne de courtes scènes déstabilisantes. Dans la première, il se prétend dépressif. Il se rend dans un bar, demande au barman ce que boivent les personnes tristes et joue la mélancolie pour séduire une jeune femme. Plus tard, il perçoit un rendez-vous romantique comme une pièce de théâtre puis un figure de gym acrobatique. Les dialogues de Will McPhail sont aussi perturbants. La mère lit les pensées de son fils.

Rapidement, on perçoit que, derrière ce jeu, Nick dissimule une faille intime. À chaque conversation, il devient mutique après les discussions d’usage. Il connaît les techniques mais se noie dès qu’on passe à des discussions plus intimes. Cet homme vide n’arrive pas à se connecter aux autres. Même dans une relation amoureuse, il ne ressent rien. Cette impossibilité ne concerne pas seulement sa famille mais l’humanité en général. Au départ, je ne comprends pas du tout quel est son problème. En effet, Nick ne semble pas avoir de pensées personnels. Il me paraît misanthrope quand il nous explique sa méthode pour interagir dans une conversation et le vide qu’il ressent à prononcer ces mots convenus. Il aime savoir ce qu’on dit de lui même si la réponse est hélas très réductrice. Cependant, les images puis un monologue démontrent que Nick est préoccupé par cette situation. En fait, il s’intéresse aux autres, mais se sent étranger au monde. Il n’a pas les clés pour rentrer dans leur monde et ce fossé le terrifie. En tant qu’artiste, il les dessine sans les comprendre. Une rencontre avec un plombier va tout changer. Ce déclic pousse Nick à aller vers les autres. Il commence avec son neveu qui, étant donné son âge ne sait pas se fermer aux autres. Cette expérience libère chez lui un désir incontrôlable. Nick devient humaniste. Hélas, cette libération se produit à un moment tragique qui va doucher son optimiste. Je ne suis pas ravi de ce pas de côté qui me semble inutile mis à part pour montrer que l’autre est toujours surprenant.

Pour nous plonger à l’intérieur de ce personnage si étrange, Will McPhail choisit un cadre neutre. Au-dedans se déroule certes dans une métropole occidentale – on voit des immeubles, un métro, un parc – mais on ne saurait l’identifier. Par le nom d’une boutique, on voit l’embourgeoisement du quartier. En bas de chaque immeuble, les cafés semblent être les seules boutiques. Nick porte une unique tenue passe-partout – un jeans trop court et un t-shirt blanc – pour montrer son manque d’originalité. Les bars tendances qu’il fréquente n’ont aucune particularité locale ou nationale. Sans être des chaînes, ils diffusent un goût mondialisé et bobo. Un bar sert douze variétés de lait mais aucun n’est animal. Les barmen sont obsédés par le rejet du profit… tout en vendant hors de prix de mauvaises boissons. Les noms des cafés sont très caustiques mais les dialogues s’effacent pour laisser la place à des moments partagés. L’ironie disparaît pour la famille. La fin ouverte ouvre la porte à une communion de deux personnes. En effet, Au-dedans raconte aussi l’histoire d’une rencontre avec une femme. Même s’ils semblent incompatibles, elle va le pousser vers le monde.

Largement autobiographique, Au-dedans est la première œuvre au long cours de Will McPhail. Jusqu’à présent, l’artiste anglais était uniquement illustrateur notamment pour la mythique revue du New Yorker, qui a, entre autres, accueilli les dessins de Sempé. Même si son style est éloigné, j’y trouve une même élégance et une certaine ligne claire modernisées dans les années 1980. Les gens sont beaux et les lieux immaculés. L’artiste démontre son talent pour figer l’expression juste. Le plus impressionnant sont les expressions des visages légèrement exagérées. Les yeux en particulier sont plus grands. Il utilise peu de trait mais une simple ligne transmet l’émotion intérieure : la colère, la lassitude, la stupéfaction… On voit alors le lien avec son travail dans la presse. En effet, McPhail sait brusquement changer de ton en une case. La mise en page autour d’une page avec un blanc très important dans la gouttière se démarque aussi des comics. La page respire et donne un sentiment d’espace. Elle rappelle les recueil d’image de presse tout en démontrant que l’artiste a dépassé le cadre du strip. Il joue sur le rythme en répétant régulièrement une vue de l’extérieur de l’appartement de Nick. Le dessin ne transmet pas juste un bref sentiment comme dans la presse, mais prend sens dans le récit. Le blanc très présent dans les cases illustre le vide de Nick et le silence pesant entourant ses relations avec les autres. Le récit parlant des sentiments humains, les traits, les cases et la colorisation sont faites à la main. Si la plupart des cases posent une ambiance réaliste, des pages en couleurs et symboliques illustrent l’explosion des sentiments de Nick. Ces images naturelles ou primaires montrent également qu’il oublie le vernis social pour trouver les sensations. Le blanc domine largement et la colorisation en gris se fait à l’aquarelle. L’absence de couleur symbolise le fossé que Nick crée avec l’humanité. Il lui manque un élément, mais, en osant s’ouvrir, Nick change le livre. 

Vous devez peut-être me trouver répétitif, mais je ne peux que saluer le travail de 404 Graphics. La couverture abordant le thème de la nature sauvage, l’éditeur français, Nicolas Beaujouan, a choisi un couverture mat et granuleuse, un dos rond comme une écorce mais à la douceur d’une feuille. Les premières pages sont une plongée dans la jungle et le papier veut retrouver le toucher des carnets Moleskine plébiscité par l’auteur.

Alors, convaincus ?

Au-dedans est une œuvre déstabilisante. J’ai été d’emblée séduit par le dessin et l’édition. Cependant, dans les premières pages, je ne comprenais rien aux réactions du personnage principal, jouant sans cesse un rôle. Au fil des pages, j’ai néanmoins été saisi par sa solitude et sa quête pour s’ouvrir aux autres. Nick découvre la beauté mais aussi les risques de la fraternité. Mon incertitude de départ s’efface devant une joie absolue de tenir un livre fort et sensible. Cette première œuvre constitue selon moi une promesse de magnifiques suites.
Découvrez sur le site l’interview de l’artiste.