[Review] Là où gisait le corps

Depuis Reckless, j’attends chaque sortie du duo Brubaker – Phillips avec impatience. Je suis donc ravi de me plonger dans un polar kaléidoscopique avec Là où gisait le corps.

Un résumé pour la route

Where The Body Was a été écrit par Ed Brubaker (SleeperReckless), dessiné par Sean Phillips (PulpNight Fever) et colorisé par Jacob Phillips (NewburnTexas Blood). Ce récit complet a été publié aux Etats-Unis par Image Comics le 13 décembre 2023 puis en France par Delcourt le 22 mai 2024.

Une pension pleine de drogués ; une femme au foyer négligée ; une jeune fille qui se prend pour une super-héroïne ; un flic qui veut qu’on le laisse tranquille et un détective privé à la recherche d’une fugueuse. Ces histoires d’amour et de meurtre sont racontée du point de vue de tous les personnages. Mais qui dit vrai ?

On en dit quoi sur Comics have the power ?

Là où gisait le corps marque une rupture formelle dans l’œuvre de Brubaker et Phillips. Les deux auteurs sont des spécialistes du polar mais ils avaient le plus souvent réalisés des récits criminels sombres. Ce récit complet est leur premier « WhoDunnit », un récit enquête où le ou la coupable n’est révélé qu’à la fin. Ce genre se retrouve jusque dans l’aspect du livre. Derrière la couverture, on trouve un plan du quartier avec une légende et l’emplacement du cadavre. Ensuite, un portrait des neuf protagonistes principaux avec une phrase descriptive aide à me repérer. Je me sens comme dans un Cluedo où il manquerait l’arme du crime. Les influences littéraires sont nombreuses. On devine un livre de Jim Thompson sur une table basse. Comme dans les romans, le cadre de l’enquête est banal mais ce rêve du quotidien dissimule de nombreux secrets souvent autour du sexe. Bien que géographiquement ouvert, ce quartier est paradoxalement un lieu fermé car la rue est entourée par un bois et les personnages reviennent chaque soir chez eux. Comme chez Agatha Christie, je cherche d’abord qui va mourir. La première partie est une présentation de chaque personnage par un chapitre avec une liaison entre eux car ces voisins se croisent. Cette mosaïque de personnage est construite par Brubaker à partir de souvenirs ou de faits divers comme il le dit en postface. Cette exposition se double d’une description des évènements où, comme chez Jim Thompson, chacun donne sa version. Cette construction fait réfléchir à la vérité. On ne ment pas toujours mais chacun a juste une vision différente des faits. Il y a même un chapitre où deux amoureux veulent donner des versions différentes des années après. Cependant, la femme n’arrive pas au départ à donner sa version ce qui me semble symbolique d’une invisibilisation. Ce jeu démontre également le brio scénaristique. Dans les premières pages, une voisine parlant au lecteur comme dans un documentaire présente l’histoire d’une maison devenue un point de tension du quartier par l’installation de jeunes marginaux puis un narrateur extérieur raconte une relation sexuelle adultérine cachée et enfin on revient à cette voisine qui parle directement au lecteur. En cassant le quatrième mur, Brubaker fait du lecteur l’enquêteur davantage que dans les romans d’enquête. On navigue également dans le temps car une jeune fille fan de super-héroïnes parle vingt ans plus tard. Une fois présentés, les personnages se croisent de plus en plus pour arriver à une scène cruciale de rassemblement qui devient presque comique. Le scénariste connaît donc très bien les codes mais sait également les dépasser. Il construit toute une première partie sur un meurtre à venir avant de donner la réponse en dernière page mais ce n’est pas l’essentiel car Brubaker s’intéresse avant tout aux personnages.

Les multiples personnages sont très riches car Brubaker sait partir références connues pour ensuite construire des êtres crédibles en réalisant des mélanges originaux. Une jeune fille – et non pas un garçon – est une geek fan de comics au point de régulièrement sortir déguisée en super-héroïne mais cette passion est un moyen d’exprimer son caractère. Elle est une cadette d’une famille vietnamienne très conformiste. Une épouse vit une relation adultérine mais c’est elle qui a lancé cette relation. Elle n’aime plus son mari mais n’a pas le courage de divorcer et de changer de vie alors elle « s’offre une relation ». Directe, elle assume son désir. Cette diversité de personnages est justement transcrite par Sean Phillips dans les visages et les corps. Il dessine avec justesse une femme nue en surpoids et on reconnaît toujours chaque personnage. Cependant, certains visages m’ont paru bâclés. Je me demande si les deux auteurs n’enchaînent pas trop vite les projets.

Là où gisait le corps raconte l’histoire des occupants d’une rue. On commence aux origines par la maison la plus ancienne : une pension de famille datant des années 1930 pour arriver aux habitants actuels. Au décès de la propriétaire, la propriété est contestée entre ses neveux et nièces. Son neveu Sid utilise le lieu pour faire le fête avec des amis. Là où gisait le corps devient l’histoire d’un pays. le premier propriétaire est mort pendant le débarquement de Normandie. Sa veuve en fait une pension de famille où elle accueille de étudiants beatniks. La diffusion des drogues à partir des années 1960 a des effets sur la petite criminalité.

Si cette forme nouvelle m’a beaucoup plu, j’ai aussi été heureux de retrouver des thèmes commun aux anciens titres de Brubaker et Phillips. Le temps file provoquant un sentiment de nostalgie : les narrateurs reprennent des années après leurs souvenirs avec regret, amusement ou joie et, après la conclusion, on voit on voit ce qu’ils sont devenus. Le passage du temps apparaît également dans les conflits générationnels. Les pères sont un modèle au travail mais odieux à la maison. Les adultes sont absents ou défaillants. Comme chacun de ses récits, le scénariste réfléchit au déchaînement de violence : comment elle arrive sans prévenir et bouleverse le quotidien. Les voisins ne font rien quand Sid frappe avec force son ami. Les autorités sont également défaillantes. Un voisin policier n’arrête pas le coupable mais lui propose un duel. Pire, cette autorité n’est qu’une façade. La violence étant masculine, Là où gisait le corps s’intéresse à la virilité. Le policier est typique du mâle. Il est courageux et met en avant sa affirme sa force. Il rétablit l’ordre en imposant son statut et sa force aux autres. Cette puissance lui apporte une riche vie sexuelle. Il sait satisfaire une femme et n’a pas honte des préliminaires mais qui est-il vraiment ? La violence n’est pas seulement physique mais également sociale. Un s.d.f. très doux avec une enfant gamine se cache des adultes ce qui ne l’empêchera pas d’être manipulé.

Comme dans leur précédente œuvre, le crime vient d’une frustration. Cependant, par les multiples personnages, elle est multiple et entremêlée si bien que l’on ne sait pas qui va tuer en premier. Elle est sociale (un manque de reconnaissance), familiale mais aussi sexuelle ou amoureuse. Un triangle amoureux classique est vite remplacé par une relation plus complexe. Sean Phillips dessine avec modernité le sexe. Sans vulgarité, la représentation est frontale. L’essentiel est le désir et la jouissance ce qui est rare en comics. Un petit malfrat recherche de la drogue et de l’argent pour mener une vie bourgeoise mais également pour séduire. Les dangers de la drogue sont montrés sans ambiguïté mais surtout sans un jugement moral stéréotypé. La frustration déclenche un engrenage de mensonges. Un homme ordinaire s’invente un élément différent pour se valoriser à un moment. Cependant, par amour, il est contraint de maintenir le mensonge. 

Alors, convaincus ?

Là où gisait le corps est une nouvelle réussite du duo Brubaker et Phillips. J’ai passé un très agréable moment de lecture. Le scénariste sait me surprendre avec des rebondissements non pas sur les péripéties mais sur les personnages. J’ai même ri de la résolution du meurtre. Je suis seulement en partie déçu par certaines cases et par la fin décrivant le destin des personnages des années après. Ce choix ne laisse pas assez de place pour que le lecteur lui-même imagine la suite.

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