[Interview] Daniel Warren Johnson, la vitesse du succès sans précipitation

A l’occasion du Free Comic Book Day, Daniel Warren Johnson était invité par la librairie Album Comics. J’ai eu la chance de longuement échanger avec ce dessinateur et scénariste qui ne cesse de me surprendre.

La famille est au cœur de plusieurs récits comme Do A Powerbomb. Pourriez-vous nous décrire votre enfance de lecteur ?

Mes parents m’interdisaient beaucoup les comics comme Rob Liefeld et d’émissions télés comme le catch WWE de The Rock. En fait, tous les trucs que mes amis adoraient. Je ne pouvais lire que des comics anciens de la bibliothèque. On n’y trouvait que des comics strips. La première bd que j’ai vraiment adorée est Calvin & Hobbes de Bill Watterson mais également Tintin. Plus tard, une nouvelle libraire a modernisé le fonds. Elle me demandait ce que je voulais lire puis le commandait. J’ai ainsi pu lire quelques mangas comme Ranma ½ ou Hellsing et des comics de super-héros ont commencé à arriver. À partir du moment où le livre venait de la bibliothèque, mes parents l’approuvaient. J’ai pu ramener des comics assez sauvages sans que mes parents s’en rendent compte. Ensuite, je mettais de côté mon argent de poche pour acheter les comics que mes parents refusaient d’acheter comme Battle Chaser de Joe Madureira. J’ai également lu davantage de mangas. Je les cachais sous le lit. Je me fichais du porno, je voulais mes comics [rires].

Votre femme a eu un rôle déterminant dans vos débuts professionnels.

En effet, mais dès le CP, je dessinais des Power Rangers pour impressionner mes amis. Je dessinais mieux que n’importe qui dans la classe. Cependant, la mère d’un camarade avait dessiné un magnifique Ranger. Il se vantait que sa mère soit plus douée que moi [rires]. Une fois rentré à la maison, j’ai essayé de l’égaler. Je dessinais également Optimus Prime car Transformers était très populaire. J’ai toujours eu un œil me permettant de distinguer ce qui est bon et de m’améliorer tout en ressentant beaucoup de frustration en raison de mes limites. Je lisais les Star Wars chez Dark Horse comme Rogue Squadron. Sans pouvoir faire mieux, les X-Wings ne me semblaient pas justes et je savais que les jouets n’étaient pas à la bonne échelle. Ce n’est qu’après le lycée que j’ai sérieusement réfléchi à écrire mes propres histoires. Bien plus tard je suis devenu enseignant d’art dans une école publique mais je n’étais pas heureux. Mon épouse Rachel m’a poussé à tenter de vivre de mon art. Cependant, les comics n’étaient qu’un des domaines artistiques dans lequel je pensais me lancer. Il y avait également le design graphique, l’illustration de posters… J’ai tenté partout et le comics s’est révélé être la voie où je m’épanouissais le plus et où les gens m’envoyaient le plus de réactions positives. J’ai donc poursuivi.

Dans votre œuvre, les familles sont souvent marquées par le deuil.

Ce thème résonne fortement en moi mais nous touche également tous. Dans mes livres, j’essaie toujours d’intégrer un enjeu réel qui réussirait à contrebalancer la grandiloquence de titres comme Murder Falcon. Cet élément universel permet aux gens de s’identifier quand je vais très loin dans les concepts ou le visuel.

Le fait de devenir père a-t-il changé votre vision de la famille alors que les parents sont souvent défaillants dans vos comics.

C’est une bonne question. J’essaie d’être un bon père et le mien est fantastique mais si je commençais ainsi, personne ne lirait mes livres. Un conflit est nécessaire pour arriver à une résolution.

Contrairement à beaucoup de personnages, vos héros viennent des classes populaires et sont confrontés à des problèmes d’argent.

Tout le monde aime les outsiders ou a connu le manque d’argent, moi y compris [rires]. Si je n’ai pas grandi dans la faim, ma famille avait peu d’argent. Pendant un été, j’ai été guide touristique mais je n’étais payé que s’il y avait des visiteurs. Pour faire des économies, je me suis nourri pendant deux mois de coca et de gâteaux industriels chocolatés à réchauffer à la poêle. Devant cet échec, j’ai fini par appeler ma mère pour lui demander un prêt. Quand un personnage possède peu, sa vie peut complètement changer. Je cherche à construire des histoires où un personnage passe de tout à rien pour ensuite remonter la pente mais d’une manière différente. Un adolescent est un moyen d’avoir ce trajet. En grandissant, il découvre un élément nouveau qu’il doit dépasser. J’adore également la psychologie en construction des adolescents et les récits d’émancipation. Pourtant, comme je vieillis, mes personnages vont sans doute prendre de l’âge.

C’est le cas dans Transformers par le père.

Oui en effet. 

Ces adolescents vont rarement à l’école. Est-ce lié à votre propre scolarité ?

J’ai subi beaucoup de harcèlement en primaire et, au lieu de me soutenir, mes professeurs m’ont demandé d’être plus sociable. Ma mère ayant été enseignante avant ma naissance, elle a fait le choix de me retirer de l’école. Quand j’ai fini l’école primaire, mes parents m’ont proposé d’aller au collège mais j’ai préféré rester à la maison jusqu’à seize ans. Même si je ne savais pas ce que je manquais, tout s’est bien passé. Si je passais beaucoup de temps avec ma famille, il me restait des moments pour sortir et voir des amis. Quand je suis allé au lycée à Chicago, ayant beaucoup d’interactions, je me suis épanoui.

L’adolescence est aussi le moment du défoulement et vos dessins frappent par leur dynamisme. 

Quand je regarde un film ou une bd, je suis frappé par l’action et, de la même manière, je voulais constamment faire ressentir ce choc au lecteur. Si j’y arrive dans une case, je voulais la diffuser à chaque scène d’action et pousser encore plus loin. Mon but est que les gens ressentent cet impact. J’essaye également de créer un contraste entre des scènes d’action très fortes et des moments plus calmes. Comme dans une chanson, cette alternance entre le bruit et le calme, l’énergie et le calme permet de jouer sur la vitesse et la puissance. Mais plutôt que de suivre cette recette, je m’adapte aux besoins du récit. 

L’adolescence peut être un moment de violence et vos planches le sont également.

Je m’amuse beaucoup quand je dessine ces scènes violentes. Pourtant, je ne le suis absolument pas. Ce paradoxe me questionne : devrais-je dessiner ces scènes ? J’essaie de donner un sens à cette violence mais certaines scènes sont purement graphiques. Je suis un barrage devant parfois relâcher la pression. Quand je me lâche, il est plus simple d’exagérer la violence. Dans un film de Tarantino, on voit des rivières de sang et c’est drôle. Ainsi, il est impossible que les lecteurs la prennent au sérieux. Je voudrais avoir des personnages qui contrebalancent cette violence. En vieillissant et en voyant le traitement des êtres humains dans notre monde actuel, je deviens plus sage mais aussi plus radical : je veux faire sortir cette colère dans mes planches. Pendant mes scènes d’action, j’utilise des éléments quotidiens et le réalisme pour que la violence soit pesante. Dans Matrix, on ressent la douleur de Morpheus quand il se fait enfoncer la tête sur des toilettes alors que la scène est loin d’être réaliste ou sanglante. 

En élargissant le propos, plusieurs de vos œuvres tournent autour de l’apocalypse. 

Je n’y avais jamais pensé. Avant la naissance de mes enfants, je n’étais pas pessimiste mais je me décrirais aujourd’hui comme activement inquiet. [rires] 

Cette vision sombre se retrouve dans votre style graphique qui transmet une sensation de décrépitude.

Après la naissance de mon premier enfant, je ne disposais plus d’assez d’heures pour dessiner exactement tel que je le voulais. Je devais donc aller plus vite. Cette rapidité fait également partie de ma manière d’être en tant qu’artiste. Je ressens une grande frustration depuis que je suis enfant à chaque fois que j’essaie de passer du temps sur une activité. De plus, quand je peaufine, le lecteur voit mes difficultés et que j’ai perdu le plaisir. Je suis capable de voir quand un dessinateur a transpiré sur une page comme Katsuhiro Ōtomo [rires]. Cela n’enlève rien à la beauté d’Akira que j’adore mais j’ai vécu mes meilleures expériences de lecture quand l’artiste a pris plaisir. Pourtant, s’amuser ce n’est pas forcément multiplier les effets et les détails. Aller vite est également mon moyen de prendre du recul. En allant aussi vite la case n’est pas pire mais elle ne sera pas meilleur en ralentissant. Je réalise alors que le projet ne repose pas sur une case ou une page mais sur l’ensemble de l’histoire. 

Alors qu’elles disparaissent dans beaucoup de comics, vous remettez en avant les onomatopées. 

Il y a trois raisons pour cela. Premièrement, les onomatopées m’intimidaient à mes débuts car j’avais des doutes sur la qualité de ma typographie. Cependant, en progressant, j’adore de plus en plus en dessiner ainsi que des logos. Deuxièmement, mon art étant très instinctif voire inachevé avec ces ratures, le lettreur éprouve des difficultés à ajouter par ordinateur des signes. Aux États-Unis, au lieu d’être intégrées, des onomatopées très soignées sont placées par-dessus le dessin comme des stickers. Je déteste cela au point que leur profusion peut bloquer ma lecture. Troisièmement, quand je réussis une scène de combat, je veux que l’arrière-plan soit tout aussi joli. Cependant, si je détaille trop, le dynamisme et l’impact de l’action diminuent. Hélas, je ne veux pas d’espace vide et j’ai tendance à vouloir en mettre toujours plus car je crains qu’on pense que je suis un fainéant. Les onomatopées me permettent de résoudre cette contradiction. Elles arrondissent la composition tout en apportant une étrangeté pile où il faut. Cet outil de composition se retrouve également dans les mangas.

Des femmes fortes mais opprimées sont au centre de plusieurs œuvres. Est-ce un choix politique ou une vision personnelle ?

Ce choix m’est si naturel que je n’y avais pas pensé. De plus, dessiner les femmes est un challenge que je me donne : les morphologies féminines ne sont pas mon point fort. Plus je dois les dessiner et plus je m’améliore. Quand je réfléchis à une histoire, le personnage surgit dans mon esprit comme s’il venait d’un autre univers et atterrissait sur la feuille sans que j’aie le choix. J’essaie juste de formaliser au mieux dans mes croquis.

À travers vos livres, peut-on découvrir vos passions ?

Je connais peu de chose en guitare mais je réalise plutôt bien les shreds (approche jouant sur la vitesse et la difficulté technique). Pendant la réalisation d’Extremity, j’ai voulu transférer dans ma guitare mon énergie et les inquiétudes sur mes problèmes de santé. Ce processus a donné la pitch de Murder Falcon. J’étais devenu fan de catch au moment de la création de Do a Powerbomb. Cette passion m’a aidé à passer le cap du confinement. Je suis quelqu’un de très expansif et ouvert. J’ai donc beaucoup souffert de cet isolement. Alors une fois que tout le monde a été vacciné, on a repris nos soirées catch du vendredi. En dehors de ma famille, j’avais peu de contact au quotidien et retrouver une communauté m’a fait beaucoup de bien. J’ai voulu transférer mon amour dans une page de comics pour ces moments qui me rendaient heureux et le partager. Pour créer mes comics, je pars donc de mes émotions du moment. Au moment d’Extremity, je ressentais une violence et un besoin de vengeance. Je vivais une période difficile pendant Murder Falcon

Transformers est la première série régulière. Ce choix montre-t-il votre lien particulier à cette série ?

Dans les années 1990, je n’avais pas le droit de lire des comics sauf s’ils étaient anciens. Ayant trouvé quelques comics récents, j’ai voulu partager ma passion avec mes parents mais, mon dieu que mon regard d’enfant [sur l’anatomie hypertrophié des héroïnes] était différent de celui de mes parents [rires]. Pour revenir à Transformers, avant les comics, j’avais vu les cartoons puis le film animé en 1986 m’a marqué. J’ai compris que le visage d’Optimus Prime se transformait selon les animateurs. J’ai d’ailleurs utilisé la version du film comme référence pour mes designs. Voulant découvrir plus de films Transformers, mes parents m’ont laissé lire les comics qui sont devenus très importants pour moi. Mon comics est une célébration de cette trajectoire de fan : dessiner enfant ces personnages et ma propre jeunesse ont fusionné avec l’univers des Transformers. Je me sens très honoré de pouvoir contribuer à l’héritage de ces personnages tout en espérant y ajouter une nouvelle facette de ma personnalité.

Pour la première fois, votre série fait partie d’un univers connecté. Aviez-vous des contraintes ?

Non pas vraiment. Skybound me laisse faire ce que je veux. Dans le deuxième épisode, je devais placer Duke mais j’ai pu le faire comme je le voulais. Il fait donc une courte apparition puis sen va.

C’est sur ces mots que l’entretien s’est achevé mais qui n’aurait pas pu avoir lieu sans le soutien d’Urban Comics et la gentillesse de la librairie Album Comics.

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