Un texte de Siegfried Würtz
Il y a plus de 2 ans, Alexandra Ramos da Silva m’a fait l’honneur d’une invitation à participer à un ouvrage captivant, Les 100 comics qu’il faut avoir lus, l’idée étant de réunir divers.e.s spécialistes de la bande dessinée états-unienne pour établir ce « palmarès » infernal, puis pour présenter la sélection. L’exercice d’équilibriste était stimulant, puisque ce genre d’ouvrage s’adresse bien sûr d’abord à des néophytes, mais ne doit pas oublier que bien des amat.rice.eur.s de comics peuvent vouloir combler des lacunes ponctuelles, ou même souhaiter bénéficier d’une bonne synthèse analytique des ouvrages qu’ils connaissent.
Des discussions sans nombre ont alors eu lieu entre Sophie Bonadè, Alexandra, Sonia (qui a participé à la sélection des titres, mais pas à la rédaction du mook), Jean-Michel Ferragatti, Arnaud Tomasini et moi-même, auxquels plusieurs auteurs ont été ajoutés après coup par l’éditeur Ynnis pour rédiger les notices que nous n’avions pas nous-mêmes le temps de composer.
Après quelques péripéties, le livre est enfin là, dans sa superbe couverture de Laurent Lefeuvre. « Péripéties » ? L’ouvrage a par exemple été renommé en 100 Comics qui ont marqué l’histoire (bien que la sélection se départisse volontairement de toute démarche patrimoniale et débute en 1966). Et surtout (en ce qui me concerne)… le mail dans lequel j’envoyais mes textes à l’éditeur a été oublié, de sorte qu’au lieu de 10 contributions, je n’en signe qu’une seule, sur Calvin et Hobbes (eh oui, même The Dark Knight Returns a du coup été réattribué !).
Que faire alors des 9 contributions restantes, des textes sur lesquels j’ai tout de même passé du temps – en relecture des comics concernés, en recherches puis en travail de synthèse, ce qui n’est jamais évident vu tout ce que l’on peut avoir à dire sur certaines merveilles ? Et pourquoi ne pas les mettre à disposition sur Comics have the Power ? Vous retrouverez donc ici cette série d’ « oubliés », comportant quand même Mind MGMT, Maus, Transmetropolitan, The Boys, The Dark Knight Returns, Gaza 1956, Batman : Year One, Kingdom Come et Top 10 (excusez du peu !).
Bonne lecture, et à bientôt pour la publication du texte suivant !
On en dit quoi sur Comics have the power ?
Évoquer une bande dessinée de journalisme pourrait faire redouter un usage plat de l’art séquentiel asservi à une vocation didactique, comme un album historique ou une notice technique pourvue de petits miquets est supposée faciliter l’assimilation d’un contenu pédagogique. Qu’il soit tout à fait exact ou non de présenter Joe Sacco chez Futuropolis comme l’inventeur d’une bande dessinée de reportage n’importe pas tant que ce qui est ainsi dit de l’importance accordée à l’auteur malto-états-unien dans un champ suspect.

Si Sacco se rêvait d’abord journaliste, grand reporter même, son échec à percer dans cette voie le fait d’abord revenir au hobby d’enfance qu’était le neuvième art. Explorant la bande dessinée alternative, puis racontant un grand voyage en Europe, il est cependant toujours davantage interpellé par les crises qu’il rêvait naguère de relater comme journaliste, en particulier par la crise israélo-palestinienne, dont ses études de journalisme lui avaient donné une idée fausse.
Il estime en effet qu’à force de vanter un journalisme objectif, on risquait d’oublier que derrière les faits et les chiffres existent un contexte, une atmosphère, une histoire individuelle et collective essentielles pour les comprendre, de même que l’on risquait de se croire réellement objectif, alors qu’il semble préférable à Sacco de rappeler l’humanité du reporter, et donc ses biais éventuels, comme on lui avait enseigné « objectivement » le conflit israélo-palestinien en tant que défense d’un État souverain contre des terroristes.
Ainsi, quand il se rend au Moyen-Orient, il en tire neuf fascicules (entre 1993 et 1995) entre l’autobiographie et le reportage, se montrant en train de chercher des pistes, de recueillir des témoignages, de sillonner les rues… Cette mise en scène de soi dynamise le récit, mais paradoxalement, renforce surtout l’intensité des récits qui lui sont faits, parce que soudain il s’efface complètement au profit des personnes dont on scrute les visages, des paroles qu’elles énoncent directement, des histoires qu’elles énoncent dans de longs flashbacks. Souvent même, Sacco n’a pas à poser de questions et à aiguiller l’entretien dans quelque sens que ce soit : à peine est-il assis face au témoin de l’Histoire qu’il est comme dépossédé de tout pouvoir auctorial, complètement supplanté par le nouveau narrateur – le plus important des deux, celui pour lequel il est venu.
Son exploration du conflit israélo-palestinien et de la bande dessinée de reportage culmine sans doute avec Gaza 1956 (2009) : revenant en Palestine 15 ans après ses premières planches sur le sujet, il délaisse plus que jamais la prétention à rendre compte de la « grande histoire » pour se concentrer sur les massacres de Khan Younis et Rafah, événements « en marge » ou « en note » de l’Histoire (pour reprendre les sous-titres de l’ouvrage), perpétrés… dans la bande de Gaza en 1956.
Une démarche extrêmement curieuse en ce qu’elle marque une rupture avec la conception traditionnelle du reportage, et qui exigerait au contraire une documentation contemporaine sur des faits contemporains. Au défi de retrouver des témoins vivants s’ajoute celui, aussi difficile au moins, de rendre compte de souvenirs lacunaires, déformés. Ainsi la démarche est-elle curieuse aussi en ce que l’objectif n’est pas de faire émerger un récit unique et « vrai », que Sacco aurait pu proposer directement en faisant la synthèse des témoignages recueillis de façon fragmentaires, mais précisément de laisser ces témoignages se raconter eux-mêmes, plus éloquents dans leur caractère fragmentaire, voire contradictoire, que dans un effort de synthèse inhumain d’objectivité.

En somme, ce qui caractérise le travail de Sacco, aussi éminemment journalistique soit-il, n’est pas tant la recherche des faits que le profond humanisme par lequel il se laisse guider vers des sujets lui parlant personnellement (y compris la guerre de Bosnie-Herzégovine, la pauvreté aux États-Unis, le génocide culturel des populations autochtones par l’exploitation capitaliste…) et avec lequel il enquête, très soucieux de restituer le corps et la parole de ceux qui se racontent à lui.
Ainsi aborde-t-il la bande dessinée comme un instrument permettant au lecteur de voir ce qu’il ne peut pas voir ordinairement, voire ce qu’il lui est interdit de voir, d’écouter des personnes qu’il ne pourrait pas rencontrer. Et aussi détaillé son dessin soit-il pour nous immerger dans les réalités complexes qu’il décrit, il est révélateur qu’il travaille en noir et blanc et s’éloigne volontairement du photoréalisme : son travail de restitution des postures, expressions et pensées de ses interlocuteurs en est plus exigeant, mais aussi plus libre, lui offrant une meilleure possibilité de faire émerger une réalité humaine plutôt qu’une réalité factuelle à travers un style plus universel.
Joe Sacco n’est ainsi pas « qu »’un journaliste usant d’un medium différent de ses confrères, mais aussi, et sans doute plus encore, un auteur dont le travail de reconstitution factuel est puissamment renforcé par sa personnalité artistique et par son engagement.
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