L’avis de Thomas Savidan
Dans les précédentes semaines, j’avais beaucoup entendu parler de ce titre. Adorant les mondes parallèles et le travail de Greg Capullo, je me suis laissé tenter malgré mes réserves sur les travaux récents du scénariste Scott Snyder. Ai-je suivi Batman dans sa croisade ?
Un résumé pour la route
On trouve dans ce volume les trois épisodes du récit complet Batman: Last Knight on Earth qui ont été publiés par DC comics aux États-Unis en 2019 et en France par Urban comics le 5 juin 2020. Le scénariste est Scott Snyder (Batman Metal, Justice League) et Greg Capullo (Spawn, X-Force) le dessinateur avec Jonathan Glapion comme encreur et FCO Plascencia aux couleurs.
Dans leur série régulière le duo artistique avait garanti le futur de Batman. Bruce Wayne a construit une machine lui permettant de se régénérer mais que se passerait-il si Batman se réveillait dans un futur dévasté ?
On en dit quoi sur Comics have the Power ?
Le début est très sombre et inquiétant. Après avoir été piégé, Batman se réveille dans l’Asile d’Arkham grâce à un nouveau traitement. Son majordome Alfred lui apprend qu’il y est enfermé depuis des années… depuis qu’il a tué ses parents. De plus, il doit y rester tant qu’il ne renoncera pas à son délire de super-héros. C’est un fantastique lancement car la séparation entre le réel et le délire n’est jamais claire comme dans un cauchemar. Tous les soignants qui l’entouraient depuis des années sont des criminels dans la vie de Batman comme Harley Queen, le Joker… Persuadé que cet asile est un mensonge, Bruce tente de trouver les failles mais Alfred a réponse à tout jusqu’au moindre détail : le puits de Lazare est en fait la piscine de l’asile, son masque est la camisole. On se retrouve avec plaisir plongé dans l’ambiance des polars paranoïaques des années 1970 où le fou n’est pas celui que l’on croit. Plusieurs épisodes commencent quand Batman se réveille et à chaque fois le paysage ou la réalité est différente. Plus loin, Batman mène une enquête par les rêves sur le tueur de ses parents.
Cependant, une fois ce premier épisode passé, Batman se réveille dans un monde désertique sans que je comprenne bien l’intérêt de sortir de la si bonne première partie. Tout ce qui précède n’était qu’un programme en attendant que le clone de Bruce soit terminé. Le héros va ensuite parcourir ce monde ravagé dans un road trip proche de La route de Cormac McCarthy. Il retrouve d’abord un groupe de survivants dans le Gemworld. Il survole ensuite un camp de scientifiques alimenté par L’homme nucléaire mais attaqué par des hommes animaux. On pense à Walking Dead. On bascule dans un monde mythologique quand Diana et Bruce naviguent sur le Styx en voyant tous les super-héros disparus. Le scénario se contente parfois d’évoquer des lieux dans un texte faussement poétique car Batman ne reste jamais assez longtemps pour approfondir cette nouvelle géographie alors que Snyder apporte beaucoup de détails sur les technologies. Ces éléments baroques créent une ambiance intéressante. Le scénariste est très doué pour planter un décor et une ambiance par des éléments originaux – la tempête de force véloce qui fait vieillir est composée de tous les speedsters criant à l’aide – mais ses explications sont souvent confuses.
Batman défend la résistance alors que Wonder Woman défaitiste opte pour la fuite. Le scénariste réutilise ses runs même très anciens : les avatars du sang et de la sève venus du crossover entre Animal Man et Swamp Thing. Quelques personnages secondaires sortent de l’anecdotique : Diana est la protectrice des lambeaux d’humanité qui subsistent, Luthor est l’orateur pour le mal qui a fait basculer le monde dans l’enfer. En effet, lors d’un débat, Superman défendait le bien avec talent et Luthor a tenté d’être au niveau pour le mal. Les citoyens ont voté pour le mal mais lui-même a été dépassé car les gens ont tout dévoré. Snyder s’oppose aussi aux théories de l’effondrement. Ce monde est allé à sa perte quand les citoyens ont soutenu Lex Luthor affirmant que puisque tout est perdu autant en profiter au maximum. On voit le parallèle lourdingue avec Trump. Cette partie est assez ridicule. Comme dans DCeased, l’ennemi, Oméga, est lié à l’équation d’anti-vie. Étrangement, Héros et Némésis forment des duos moins opposés que dans l’univers habituel. Lex Luthor a créé des robots Superman, vit dans la ferme des Kent et tente de faire revenir le dernier fils de Krypton sur Terre. Surtout, le Joker est la personnalité plus proche de Batman car c’est le médecin qui le soigne dans Arkham et Bruce transporte sa tête dans un bocal pendant tout le récit. C’est Alfred qui a laissé sa tête sur une lanterne au-dessus du corps de Batman mais pourquoi ? Depuis Le deuil de la famille, le scénariste affirme que le Joker ne lutte contre Batman que pour le rendre plus fort. On découvre que c’est lui qui a créé cette fausse enquête dans le cerveau de Bruce pour créer un challenge. Je trouve cette idée assez idiote. Le Joker est figuré comme un enfant attardé qui demande sans cesse à devenir le nouveau Robin. Vers la fin, il prend même en charge le récit et se range dans le camp du bien en faisant équipe avec le héros à la chauve-souris. C’est frappant mais je vois mal le sens derrière ces gesticulations. Est-ce une réflexion sur la transformation du mal en bien et inversement ? En effet, Gotham est dominée par Oméga, un héritier ou un double de Batman. Comme dans Harleen, Gotham est analysée comme une personne négative. Dans cette métropole, des méchants peuvent se révéler être des amis : la Cour des hiboux rassemble en fait des résistants autour de Nightwing et des sidekicks de Bruce.
On comprend progressivement que c’est aussi une parabole sur le super-héros. Depuis que la plupart des super-héros ont disparu, le monde est en ruine. J’ai donc pensé que Snyder soutenait l’importance du modèle super-héroïque mais Snyder propose deux modèles sans vraiment prendre position au début. Le clone jeune de Bruce sorti de terre est une apologie de l’idéalisme alors que Gotham est aux mains d’Omega, le Bruce original perverti. Au début, le jeune Bruce, héritier des valeurs anciennes du super-héroïsme, est dépassé par ce monde puis il va diriger la résistance pour lutter contre un double négatif de lui-même – ce qui est assez tordu. En effet, Bruce a été physiquement traumatisé par l’attaque des vilains après la victoire théorique de Luthor. Las de lutter sans cesse seul, il a décidé de contrôler le peuple par la pensée pour faire travailler tout le monde ensemble. Il n’hésite plus à tuer ses ennemis. Il est donc devenu une version fasciste du super-héros. Cette partie constitue une variation intéressante de Dark Knight Returns. Dans le récit de Miller, Batman vieillissant recrute un groupe de résistants fanatiques puis les plonge dans les profondeurs de la Terre mais dans Last Knight on Earth, la vieille génération baisse les bras et c’est une autre qui la remplace. La fin se termine par une relance complète des origines d’un héros quand un bébé tombe du ciel là où les parents de Bruce sont morts. Cependant, je n’arrive pas à croire à ce futur. En effet, Batman n’a jamais seul. Il a toute une famille dans sa série et des alliés dans la Justice League.
On retrouve le thème de la communication (ou de son absence). Batman a changé radicalement de politique car le peuple ne l’écoute pas et décide de contrôle la pensée – la communication – du peuple. Wonder Woman demande à J’Onn de l’écouter pour arrêter le signal qui contrôle la pensée.
Si j’ai des réserves sur le scénario, le dessin m’a, par contre emballé. La mise en page, le cadrage de Capullo sont brillants sans jamais être gratuits : dans les premières cases rectangulaires, on est captivés par un doigt dessinant à la craie sur le sol et, en parallèle, la Batmobile en patrouille. La forme des visages proche d’un cartoon – sans jamais être dans l’exagération – est magnifique. Les visages peuvent être très différents selon le propos. Alfred a un visage bien plus réaliste quand il dévoile sa vieillesse à Bruce. Dans ce monde parallèle, la manière du dessinateur de réinterpréter les personnages mythiques de DC est superbe… ou effroyable : l’épouvantail porté par Bane n’a plus rien en dessous du torse. Ses bras sont devenus des pattes d’araignées se terminant par de seringues.
Alors, convaincus ?
Last Knight on Earth est un récit foisonnant dans ses paysages, sa réinvention des personnages connus mais j’ai toujours autant de mal à voir si Snyder a un propos derrière ces artifices. Le début sur la folie possible du héros est fantastique. Par la suite, le scénariste choisit d’aller complètement ailleurs mais il m’a totalement perdu en route sans boussole. Il reste le fantastique dessin de Greg Capullo qui offre un moment de lecture très agréable.
L’avis de Siegfried « Moyocoyani » Würtz
En plein délire Grim/Dark/Doom/Metal, Scott Snyder fait une « pause » Last Knight on Earth, un Batman… post-apo délirant, clairement tiré d’Old Man Logan, ressemblant assez dans l’idée à une tentative d’être présent dans le Black Label, parasitant tout ce qui peut se faire de bien chez DC, et affirmant son incapacité à laisser le chevalier noir tranquille. Ainsi l’audacieux se plongeant dans sa lecture n’attend-il que le moment où l’on reliera tout cela à Metal ou à une nouvelle continuité absconse…
Or la première surprise, formidable, que nous fait Last Knight on Earth, est d’être clos et bien clos après ses quelque 160 pages. Pire, on serait prêt à en lire un peu plus, pas si fermés qu’on l’aurait cru à une suite et à d’autres explorations de son univers curieux, alors même qu’il n’est pas parfaitement satisfaisant non plus.
Avouez que des images comme celles-là, des bébés générés par les Green Lanterns d’hommes sans volonté après la mort de Mogo, ou une tempête de force véloce impliquant plusieurs Flash, sont des visions d’horreur prouvant un joli effort d’imagination, et assez pertinents avec cette idée d’un monde post-apo dont le héros et le lecteur n’auraient pas les codes pour ne pas apparaître comme des délires gratuits. Si l’on s’attendait à cela, aimer un jour les baroquismes de Snyder et leur capacité (en grande partie grâce au talent de Capullo, très affirmé ici) à densifier un univers…
On est en tout cas happés par ce Batman traquant l’individu qui semble connaître le secret de Crime Alley, devant soudain Bruce Wayne enfermé dans un asile, dont on nous dit qu’il n’a jamais été Batman et que tous ses adversaires n’étaient que la transformation fantasmatique de ses médecins et autres patients. Il y a évidemment astuce, mais elle implique joliment Alfred et ne nous plonge que dans un nouveau mystère, un monde d’après, où les super-héros auraient échoué, plus précisément où le monde aurait choisi le chaos plutôt que l’ordre représenté par les métas, bons et mauvais.
Alors que l’on nous détaille en plusieurs occasions ces circonstances, on ne peut pas dire qu’elles soient aussi percutantes qu’elles le pourraient, parce qu’elles apparaissent davantage comme un prétexte à un nouveau postulat que comme une réflexion fine. Ce n’est pas pour rien qu’elles sont assénées dans des planches très textuelles, à la limite de l’illisible ou de l’inintelligible, au point qu’on les survole, sans doute à raison, évitant de leur accorder une interprétation politique qui s’avérerait simpliste ou malsaine.
Dommage, parce qu’on sent qu’il y avait une idée forte derrière tout cela, une nouvelle étape dans la méditation sur le rejet des héros après What’s so funny about Truth, Justice & The American Way, où la querelle ne porterait même plus sur le remplacement des méthodes de l’héroïsme ou sur l’existence des supers mais sur la Morale tout court, et sa validité dans un monde désespéré, n’ayant plus la force d’y croire, cédant soudain à un lâcher-prise salvateur. Enfin ça aurait été beaucoup demander à Snyder, et on est partagés entre l’appréciation qu’il ait fait l’effort de justifier fortement le basculement du monde connu dans ce cauchemar et la préférence qu’il nous ait épargnés tout ça pour se contenter de ce avec quoi il se sent à l’aise.
Batman seul contre un monde dans lequel il n’a plus aucun avantage familial, environnemental ou technologique, et prouvant malgré tout péripétie après péripétie son adaptabilité et sa supériorité, voilà qui avait de quoi plaire à Snyder, au point qu’il l’oppose à un autre simili-Batman, un mystérieux Oméga dont l’identité ne sera révélée qu’à la fin, régnant sans pitié sur Gotham avec son réseau et une espèce de super-armure de sur-Batman.
Ce qui constitue un point fort pour l’intrigue, avec un nouveau mystère et une quête concrète (vaincre Oméga plutôt que « sauver le monde »), est encore un relatif point faible dans la réflexion sur Batman parce que Snyder n’est pas King, et aime mieux réfléchir par l’action que par l’introspection, ce qui fait que l’on s’amuse plus face à ses bons comics que l’on ne se sent interpellé. Et c’est le cas ici, preuve au moins que l’on est face à du bon Snyder, un divertissement issu d’un auteur ayant consacré une bonne partie de sa vie créative au le chevalier noir, et qu’il ne s’agirait pas de reléguer au fond du panier.
Cette connaissance fine du Batverse, il la prouve par petites touches, en s’amusant respectueusement avec la Bat-Family (où l’on se délectera d’un Gordon hippie) ou en livrant une nouvelle mort d’Alfred , un passage obligé décidément, et un intéressant défi dont il ne se sort pas si mal.
On la retrouve aussi dans le traitement de Lex, dont il parvient à faire un ex-vilain qui ne serait pour autant pas un nouveau héros, tentant de faire le Bien tout en dégageant continuellement cette impression qu’on ne peut pas lui faire confiance – un juste milieu que beaucoup ont du mal à rendre. Ou mieux encore dans l’usage du Joker, un clown si omniprésent qu’on préférerait parfois son absence complète à son injection au forceps dans une intrigue qui n’a aucun besoin de lui – j’écrivais d’ailleurs récemment un réquisitoire contre tout appel au Joker.
Il est ici résumé à une tête que Batman promène, prétexte à le faire discuter, et faisant surtout office d’« effet de Snyder » comme Roland Barthes définissait l’« effet de réel », une absurdité juste là pour qu’on n’oublie pas quel scénariste est à la barre, sans autre intérêt que le fait-même d’être là. Or Snyder se montre assez mesuré, en en faisant un acolyte relativement discret quand il pourrait en faire des caisses, fort distrayant quand il le faut, même inattendu par moments, bref un atout dans sa création au lieu de la tare prévue.
Sans être un futur classique sur le chevalier noir, sans être un chef-d’œuvre, Last Knight on Earth est de ces titres qui donnent foi dans le Black Label comme invitation faite à plusieurs créateurs (y compris ceux que l’on croyait perdus) à se saisir d’un personnage à leur façon sur un temps court, sans autres contraintes que celles de de clore leur histoire (et de ne pas montrer de Bat-zizi) pour un joli condensé hors-continuité de ce qu’ils savent et aiment produire quand on leur donne l’occasion de se/nous faire plaisir.
Comme souvent il y a deux publics:
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… les dcollogues et les autres …
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Ah oui, tu trouves ? Qui de Thomas et de moi serait alors le « dcollogue » ? Il me semblait justement intéressant que nous arrivions à deux avis à ce point divergents alors que nous affichons tous deux dans l’article une culture DC/Batman comparable pour nourrir nos analyses ? Te semble-t-il alors qu’un « dcollogue » sera plus porté à aimer Last Knight on Earth ou au contraire à le dénigrer ?
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Je parlais de lecteurs, non des critiques. Vos deux textes sont très intéressants et donnent une excellente lecture de cet album et je vous rejoins sur beaucoup d’éléments. Ayant commencé à chroniquer des Batman il y a relativement peu de temps et loin de tout lire je me considérais jusque récemment comme un novice… pouvant donner un avis de novice. Or je m’aperçois que j’en connais déjà beaucoup sur la mythologie Batman et si je maintiens qu’un White Knight, une Harleen ont l’immense mérite de pouvoir s’adresser à un public de casual readers de comics (vois de lecteurs de franco-belge), ce n’est malheureusement pas le cas de Last Knight on earth, Snyder étant tellement immergé dans cette mythologie (comme tu le dis) qu’il ne sait plus comment parler simplement du chevalier noir. Dommage, le pitch de départ, si le scénariste était resté sur cette idée, pouvait produire un grand Black label. Et pour répondre à la ta question, on sent que vous avez tous deux un très bon background qui vous fait sans doute plus que moi apprécier l’album par-ce que vous lisez les références. Je dirais donc qu’un DCologue est sans doute plus tolérant envers ces auteurs qui s’adressent à des happy few 🙂
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