En 2016, le prix Nobel de Littérature était remis à Bob Dylan. Par-delà le débat entre ceux qui louent l’esprit d’ouverture tant générique que politique de l’Académie royale de Suède et ceux qui dénoncent une imposture de vieux soixante-huitards récompensant une œuvre ancienne et dénuée de la cohérence d’une réelle bibliographie, cette consécration poétique des textes du chanteur m’était apparue comme une belle invitation à nous repencher sur sa célèbre chanson « The Times they are a-changin’ », dans toutes les mémoires de geeks pour avoir accompagné le générique d’ouverture du film Watchmen. Un article que je me permets de remettre à jour sur Comics have the Power dans la chronique Dictature des Dieux, où je tente d’étudier la représentation de l’implication politique des super-héros dans les univers de comics, et la réflexion ainsi transmise.
Après quatre analyses d’aventures montrant respectivement un Superman président des Etats-Unis d’Amérique, deux Superman roi du Monde, un Superman leader suprême de l’Union Soviétique et l’image problématique de la royauté dans le film Aquaman, plus quelques hors-sujets-mais-pas-tant-que-cela sur The Boys, Joker et l’Ultimate Edition de Batman v Superman, je vous propose donc aujourd’hui une petite analyse de cette séquence culte de Watchmen, probablement l’un des meilleurs films de super-héros malgré quelques évidents défauts. D’abord pensé comme un autre hors-série (parce qu’il s’agit d’étudier une séquence de film et non une aventure dans son intégralité), cet article est finalement pleinement considéré comme un article de la chronique en ce qu’il approfondit de manière importante les réflexions entamées précédemment.
Il ne s’agira pas d’y dénicher tous les Easter Eggs, ou de commenter image après image les nombreuses références artistiques et historiques, d’autres l’ont fait et mille fois mieux que tout ce que je pourrais moi-même produire, mais d’observer la richesse narrative et réflexive de ces quelques minutes, en lien avec la chanson de Dylan. Avant toute chose, visualisons à nouveau la vidéo :
Un générique remarquable par sa fidélité
Rappelons que le film Watchmen commence en fait par l’assassinat du Comédien, et que le générique qui le suit immédiatement constitue donc un flash-back… racontant quarante-cinq ans d’histoire (entre 1940 et 1985) en cinq minutes. Plus précisément, on y voit la formation d’un premier groupe de super-héros, les Minutemen, son heure de gloire et son déclin, puis la formation d’un second groupe qui en prend la relève, les Watchmen, dont seul un membre, le Comédien, appartenait également aux Minutemen.
Ce générique ne figure pas visuellement dans le comics d’Alan Moore et Dave Gibbons, où l’histoire des Minutemen n’est relatée que dans quelques bribes de dialogue et plus substantiellement par quatorze pages extraites du livre écrit par Hollis Mason (le premier Hibou, à la retraite), qui concluent les trois premiers des douze chapitres/fascicules de Watchmen.
Plusieurs choix s’offraient donc à Zack Snyder, dont le plus évident était d’oublier tout à fait ces événements qui ne sont pas indispensables à la compréhension de ce qui se passe dans le livre comme dans le film. Cela vous choque ? On est tellement habitué aux adaptations occultant de longs chapitres et mille éléments de lore sous prétexte que l’on peut faire sans, y compris dans des chefs-d’œuvre du Septième art, que la disparition de ce qui n’est qu’un background aurait paru éminemment compréhensible…
Non seulement Snyder n’a pas peur de la durée d’un looong-métrage ni de l’ampleur de la narration, et adapte donc ces pages à l’écran tout en les condensant en une seule séquence, mais il leur cède de surcroît le rôle proéminent de générique, de liminaire à son œuvre, au risque de quelques libertés peut-être inévitables pour construire une cohérence chronologique et thématique.
Et encore le terme de « liberté » est-il éminemment abusif dans un film si respectueux de son matériau qu’on le lui a régulièrement reproché. Préférons parler de « quelques additions », à l’instar de l’assassinat de Kennedy par… le Comédien, particulièrement notable parce que Gibbons refusera de le reconnaître quand il supervisera la ridicule entreprise d’offrir neuf préquels à Watchmen en 2012, celui consacré au Comédien montrant au contraire l’étroite amitié liant Edward Blake, Jack et Bobby.
Plus qu’une anecdote, ce détail traduit une certaine prise de risque de la part d’un réalisateur sinon maniaque de la fidélité au travail de Moore et Gibbons, capable du sacrilège d’y ajouter des images… afin de se détacher d’une servilité appauvrissante et de finalement le servir d’autant mieux, plongeant dans son monde au point de l’interpréter plutôt que de se contenter de faire bouger des cases.
Sa démarche est ainsi ambitieuse d’un point de vue narratif comme cinématographique : encore une fois, cette séquence est loin d’être indispensable à la compréhension du film Watchmen, mais enrichit fortement l’expérience de son univers en introduisant l’uchronie (on y reviendra), donc le contexte historique, un certain background pour les personnages, et l’essentiel de la réflexion politique du film. Cette séquence de cinq minutes entièrement muette est ainsi extrêmement dense en informations qui ne seront pas redonnées dans la suite du film, et elle a donc bien davantage la valeur d’une séquence narrative posant le scénario que d’un simple générique.
On pense immanquablement au puissant début de Sucker Punch, également muet et sur-esthétisé, cette fois essentiel à la compréhension de l’histoire. J’avoue quelque admiration pour cette foi dans les images comme vectrices de sens, assez rare à notre époque où la voix-off, les cartons sur-explicatifs (pitié, plus de « 1943. Les Allemands ont envahi la France »…) triomphent, les plans étant laissés à leur vacuité puisque dépourvus de tout nouveau message à transmettre.
C’est aussi ce qui m’avait gêné dans le générique de Justice League, où Snyder tente manifestement de reproduire le « miracle Watchmen » avec une jolie reprise (bien qu’un peu lisse) du Everybody Knows de Leonard Cohen (un autre chanteur-poète, chantre des idéaux de la gauche) par la Norvégienne Sigrid. Alors que les images adoptent d’abord un ton plus lyrique pour pleurer la mort de Superman, elles s’arrêtent soudain bien trop longuement sur une scène bien trop particulière, beaucoup plus « narrée » alors même que ce qu’elle narre aurait pu être évoqué plus succinctement et subtilement pour laisser la place à d’autres évocations iconographiques, créant un tableau d’ensemble sémantiquement riche. Lui manquait-il cette fois un support séquentiel sur lequel s’appuyer ? Les reshoots ou une quelconque motivation politique ont-ils eu raison de ce qui aurait, à l’origine, dû mieux ressembler au modèle ambitionné ? Snyder était-il seulement et cruellement moins inspiré, malgré quelques bonnes intuitions ?
Les images du générique de Watchmen ont ici essentiellement pour fonction de bâtir une chronologie, ou plus précisément une uchronologie. Souvenez-vous : l’uchronie consiste à imaginer l’Histoire telle qu’elle se serait déroulée si un élément du passé s’était produit différemment. En l’occurrence, on imagine que des justiciers costumés sont apparus et ont été médiatisés dans les années 1940, ce qui n’aurait pas eu tant de conséquences que cela (cf. la transformation de la célèbre photo joliment intitulée V-J Day in Times Square) sinon une popularité des comics de pirates au lieu des super-héros, trop « réels » pour faire l’objet d’un fantasme aussi efficace. Du moins jusqu’à la seconde divergence, plus fondamentale, que constitue l’apparition du Dr. Manhattan, montré serrant la main de Kennedy, puis accueillant Armstrong sur la lune, seul personnage disposant de pouvoirs surnaturels dans cet univers. Et quels pouvoirs !
Cette divergence n’empêche ni l’assassinat de Kennedy, ni la guerre du Viêt Nam, mais la célèbre photographie de Marc Riboud en 1967, montrant une jeune fille posant une fleur dans le canon d’un soldat à Washington lors d’une manifestation pacifiste, connaît une conclusion divergeant significativement de celle de l’Histoire, puisque les soldats tirent. Cet événement est lié à un autre, la victoire des États-Unis au Viêt Nam (désormais annexé comme sa 51ème étoile) grâce à Manhattan, la réélection de Nixon pour un troisième mandat, qui dit beaucoup du climat de l’époque diégétique. C’est ainsi un véritable cours d’histoire que nous livre le générique, d’autant plus fort qu’il est mêlé d’éléments connus, utilisant même des références à des productions artistiques afin de nous instruire mieux des règles de son univers.
Le traitement des images n’a rien d’anodin dans la démarche de Snyder, parce que, comme on l’a dit, celui-ci est terrifié à l’idée de ne pouvoir être fidèle au roman graphique du Maître. Or ajouter des images, pire encore en mouvement, c’est prendre le risque d’ajouter du sens, d’interpréter par-delà la volonté de Moore et Gibbons.
C’est pourquoi les images sont très fixes, et ressemblent davantage à des photographies dynamiques qu’à des plans cinématographiques, les rares mouvements un peu amples (le client quittant la mère de Rorschach, Ozymandias s’éloignant des caméras, le cocktail molotov) étant filmés en slow-motion. Le réalisateur ne peut faire croire qu’il conservera cette démarche esthétique jusqu’à la fin du long-métrage, son Watchmen n’ayant pas vocation à être un pur produit expérimental, mais la séquence a ainsi valeur d’un art poétique plus général.
En allant jusqu’à reproduire quelque chose du statisme volontaire du comics, il rappelle qu’il adapte une bande dessinée et qu’il a l’intention de la respecter tant qu’il le peut, même si ce respect se manifestera moins formellement dans la suite. Il est ainsi très révélateur de comparer ce qu’il fait du gaufrier presque impeccable qu’il y trouve à son traitement du dynamisme expressionniste d’un Dark Knight Returns, spécifiquement de l’assassinat des parents Wayne, exigeant une autre adaptation pour rester fidèle à une autre conception de l’image.
Même l’utilisation d’une chanson de Dylan est parfaitement cohérente avec la démarche de Moore et Gibbons. En effet, chacun des douze chapitres se clôt sur une citation… et Bob Dylan est cité deux fois, y compris à la fin du premier chapitre, là où même Einstein, William Blake, Jung et Nietzsche ne sont cités qu’une fois. C’est-à-dire… autant que la Bible (la Génèse et Le Livre de Job). On notera d’ailleurs que Snyder n’utilise aucune des deux chansons de Dylan citées, Desolation Row ou All Along the Watchtower. Par goût personnel ? Parce que Desolation Row était trop long et qu’il aurait naturellement refusé de couper Dylan ? J’aime me dire qu’il n’a pas voulu choisir, et s’est estimé plus fidèle à Moore en ajoutant une citation, fidèle dans l’esprit aux autres, qu’en en retranchant une.
Bob Dylan et les Watchmen, même combat ?
Il est question dans la première citation de Dylan (Desolation Row) de l’allégeance des super-héros au pouvoir étatique oppressif, tandis que la deuxième (All along the Watchtower) n’est utilisée hors contexte que pour décrire la situation diégétique. Évidemment, le chanteur n’est pas cité que parce les paroles de ses chansons évoquent arbitrairement la situation des comics, un million d’autres textes auraient sinon pu faire l’affaire, mais parce que, comme Moore, il s’est toujours engagé pour les libertés civiles et que, comme Moore, il s’est toujours méfié de la machine politique.
Come gather around people
Wherever you roam
And admit that the waters
Around you have grown
And accept it that soon
You’ll be drenched to the bone
And if your breath to you is worth saving
Then you better start swimming or you’ll sink like a stone
For the times they are a-changing
Come writers and critics
Who prophesize with your pen
And keep your eyes wide
The chance won’t come again
And don’t speak too soon
For the wheel’s still in spin
And there’s no telling who that it’s naming
For the loser now will be later to win
Cause the times they are a-changingCome senators, congressmen
Please heed the call
Don’t stand in the doorway
Don’t block up the hall
For he that gets hurt
Will be he who has stalled
There’s the battle outside raging
It’ll soon shake your windows and rattle your walls
For the times they are a-changing
Come mothers and fathers
Throughout the land
And don’t criticize
What you can’t understand
Your sons and your daughters
Are beyond your command
Your old road is rapidly aging
Please get out of the new one if you can’t lend your hand
Cause the times they are a-changing
The line it is drawn
The curse it is cast
The slowest now
Will later be fast
As the present now
Will later be past
The order is rapidly fading
And the first one now will later be last
Cause the times they are a-changing
Le texte/poème The Times they are a-changin’ est une évocation optimiste des changements à venir. Présent sur l’album homonyme sorti en 1964, il devient l’un des hymnes de la jeunesse en prédisant de grands changements à travers une multitude de métaphores appelant toutes les catégories de la population, et particulièrement celles qui relèvent de l’ordre ancien, à accepter de rejoindre la masse et à laisser tourner la roue pour offrir un nouvel avenir au monde.
La chanson est séduisante parce qu’elle se présente non comme le vœu pieux d’une génération mais comme une prophétie, une annonce absolue d’un ordre nouveau, inarrêtable par les puissances humaines. On avait naturellement plus besoin que jamais d’entendre ces paroles à une époque où, juste après l’assassinat de Kennedy, son successeur Lyndon B. Johnson provoque une escalade de la guerre du Viêt Nam.
Deux paramètres essentiels doivent cependant être pris en compte ici concernant l’utilisation de la chanson dans le générique de Watchmen : le fait qu’elle recouvre l’intégralité de la séquence, et donc une période bien plus large (dans le passé et le futur) que le contexte dans lequel elle fut créée et auquel elle s’adressait ; et l’altération uchronique de ce contexte, que l’on pourrait même décrire comme une altération dystopique par sa conclusion dérangeante.
Au commencement du générique, on peut encore croire l’usage de la chanson assez platement illustratif, la profonde mutation historique en question étant l’apparition des super-héros, et le refrain faisant ainsi référence à l’uchronie opérée – « les temps sont en train de changer » sur les images de notre temps remodelé par l’apparition des superhumains. C’est l’usage que l’on retrouve après tout le plus souvent sur les génériques élaborés des films, comme il y en a de moins en moins, où la musique crée une ambiance autour de la succession d’images et où une phrase peut faire écho à ce qui est montré, sans que l’on exige davantage de ce qui n’a après tout presque jamais été composé spécifiquement pour cet usage.
Pourtant, dès la première image, on veut nous surprendre : les geeks remarqueront qu’un héros costumé empêche l’assassinat des parents de Bruce Wayne (on est à l’opéra de Gotham, un couple bien habillé dont la femme porte un collier de perles sort de Die Fledermaus, « la chauve-souris »), tous observeront que le héros en question affiche une mine bien féroce et inflige au criminel un uppercut inhabituellement sanglant, loin de l’exemplarité propre attendue.
Dans la deuxième, des policiers posent avec le Spectre Soyeux, et deux d’entre eux n’hésitent pas à plonger les yeux dans son décolleté, tandis que la caméra dévoile avec ses bas son hyper-sexualisation perturbante, trahissant ce qui intéresse réellement les médias et les forces de l’ordre dans le personnage. Même les photos du Comédien, brute souriante et charismatique, manifestent une fascination malsaine, qui explique la sur-médiatisation d’arrestations sinon peu intéressantes.
La dyshmarmonie choque davantage encore avec la vision presque joyeuse du bombardier Enola Gay (qui vient de larguer la bombe sur Hiroshima) rebaptisé Miss Jupiter : on n’est plus dans le seul détournement amusant de la Cène ou de photographies cultes, on dit quelque chose du rapport naturel du super-héros établi à ce qu’il y a de plus sombre, de plus criminel dans l’État, d’une collusion des dominants jusqu’au génocide, à l’encontre de notre perception naïve du justicier costumé comme d’un défenseur des peuples avant tout.
Juste après le baiser lesbien cristallisant une certaine euphorie états-unienne, et donc une euphorie super-héroïque comme symboles de l’establishment victorieux, la vision d’un super-héros assassiné frappe doublement, par le logo de dollar qu’il arbore sur un costume aux couleurs de la nation, et par l’assassinat lui-même, la fin de l’illusion de la toute-puissance, la première mort historique d’un défenseur costumé (formant une boucle avec la mort initiale du Comédien bien sûr), suivie de la retraite d’une Sally Jupiter enceinte, dans une parodie de la Cène qui dit beaucoup de la sacralité en fait sacrilège de ces figures, et de l’internement de Mothman.
On avait compris que le super-héros, tout auréolé de la tolérance étatique qu’il était, n’en était pour autant pas intouchable et pouvait arborer des valeurs peu consensuelles ; pour la première fois, on nous montre explicitement un super-héros qui n’est pas sain d’esprit, qui n’est pas qualifié (et ne l’avait peut-être jamais été) pour une mission exigeant tout de même une certaine tenue mentale. À nouveau, les médias sont là pour illustrer cette déchéance, comme ils sont là pour exhiber les images de l’assassinat d’Ursula Zandt et de sa compagne. Pour témoigner de l’horreur du hate crime ou pour jeter l’opprobre sur d’autres vices super-héroïques, sur leur dégénérescence morale, ajouter à leur rejet ? On peut après tout très bien lier le meurtre aux deux photographies au moins dévoilant les penchants d’Ursula au monde…
Le retour du refrain semble accompagner un second âge d’or, avec la vision pleine d’espoir du Dr. Manhattan serrant la main de Kennedy, évidemment connotée très positivement par la popularité du Président, accompagné par un premier être surnaturel en apparence très bienveillant. Mais cette vision est encadrée par celle d’un enfant roux attendant que les clients de sa mère aient fini leur œuvre, étonnante parce que c’est la première fois que l’on ne comprend pas tout à fait ce qui nous est montré, et par les événements de Dallas… imputés au Comédien.
Non seulement un « super-héros » a donc des intérêts divergents du Dr. Manhattan et va jusqu’à assassiner un Président (sans aucun masque, comme dévoilant son vrai visage, plus grave d’ailleurs qu’à l’accoutumée), mais plutôt qu’une preuve de son indépendance politique, son meurtre d’une personnalité parfaitement aimée l’identifie immédiatement comme un personnage mauvais, œuvrant au service de groupes d’intérêts maléfiques ou au moins secrets, incompatibles avec les espoirs du spectateur et de la population. Et il ne s’agit cette fois pas de montrer sa déchéance, d’expliquer une retraite forcée des Minutemen, puisqu’il fera bel et bien partie des Watchmen, introduits avec bien plus de cynisme que la formation précédente !
C’est là que l’on s’oriente vers une histoire dystopique : mort de Kennedy, escalade de la guerre du Viêt Nam, répression très violente des jeunes pacifistes américains… tous ces événements nous sont montrés après le serrement de mains du Président et du Dr. Manhattan. Or l’existence de celui-ci, comme des autres héros, aurait dû empêcher ces catastrophes et améliorer les choses. Bien au contraire, l’histoire alternative où existent tant de bonnes volontés puissantes est pire que la nôtre, comme si l’on tissait un lien entre apparition des héros et détérioration du cours des choses.
L’usage de la chanson, toujours égale dans son ton, annonçant toujours la même chose, devient alors profondément ironique : la roue n’a pas tourné dans le bon sens, la jeunesse que Dylan soutenait et qui chantait Dylan a été réprimée, les héros qui devaient soutenir les citoyens n’ont fait que soutenir, volontairement ou inconsciemment, une machine politique oppressive et belliciste, les Watchmen ne sont même pas introduits dans leur gloire, comme avaient pu l’être les Minutemen, mais sont montrés comme des créatures dysfonctionnelles avant même d’exister, voire de grandir.
Faire le Bien, est-ce être réactionnaire ?
On s’oriente ici en plein vers le thème de la chronique DdD : la présence des super-héros a eu dans cet univers une conséquence a priori inattendue pour tout lecteur assimilant naïvement super-héros, défense du Bien et amélioration de la société. L’utilisation cynique de la chanson plus premier-degré de Dylan est habilement associée au détournement des images et au montage pour exprimer au contraire l’empirement d’un monde où les hommes sont aidés par des Dieux…
La dernière minute de la vidéo est aussi éloquente (sémantiquement) qu’elle est muette (littéralement). La présence du Dr. Manhattan sur la Lune où il accueille Armstrong casse déjà la puissance symbolique qu’avait à l’époque ce geste stupéfiant d’un homme marchant enfin sur un astre. Au contraire, le sentiment de ne plus rien pouvoir accomplir d’extraordinaire parce qu’un être pratiquement divin, et qui plus est un homme ayant acquis des pouvoirs formidables, peut tout faire et tout voir mieux que quiconque, est une source d’amertume pour une humanité en mal de modèles ou d’émulation. Rappelons-nous ce que disent plusieurs philosophes chrétiens sur la « discrétion de Dieu » : si Dieu était toujours présent et nous guidait à tout moment, nous nous déresponsabiliserions, nous ne connaîtrions plus la saine émulation nous poussant à nous améliorer sans cesse.
Si l’humanité pouvait progresser dans Superman : Red Son, c’était seulement en s’efforçant de contrer Superman, et le scénariste trichait sur les pouvoirs du héros pour que cet enjeu existe… En 1972 déjà, donc trop tôt pour en faire une véritable histoire, Elliot S! Maggin ne disait pas autre chose dans son très fin Must there be a Superman ? (Superman #247). Une idée pour un futur DdD peut-être ?
Le plan présentant Ozymandias souriant aux flashs, puis allant saluer David Bowie, peut être difficilement compris si l’on ne fait pas attention à ce détail essentiel qu’il se présente aux médias sans masque, et dévoile ainsi son identité publiquement, sans renoncer pour autant à ses oripeaux super-héroïques. Or, si les super-héros dissimulent habituellement leur identité, c’est d’abord afin de préserver leurs proches, ensuite afin d’agir en dehors des juridictions officielles sans trop craindre de poursuites ou d’inféodation à l’exécutif. Le secret est leur seule arme pour défendre une conception du Bien supérieure aux Lois. En dévoilant son identité, Ozymandias accepte de se soumettre au gouvernement dont il devient de facto un agent officiel, et si le Hibou et Rorschach apparaissent masqués sur le plan suivant, c’est devant un drapeau états-unien que posent les Watchmen, confessant leur sous-texte, l’idéal patriotique qui guide leur action.
Le passage de cette photo de la nouvelle équipe au téléviseur annonçant la réélection de Nixon pour un troisième mandat donne l’impression d’un rapport de cause à conséquence, qui rejoint ce que nous avons déjà dit sur la détérioration du monde du fait de leur existence. Un Président ne peut normalement effectuer plus de deux mandats consécutifs : profitant de sa popularité auprès des Grands Électeurs, Nixon a donc pu modifier la Constitution, alors que le prolongement légal du pouvoir n’est jamais bon signe dans une démocratie.
Nixon est par ailleurs le président le plus mal perçu de l’histoire des États-Unis avant Bush fils, plus mal même qu’Andrew Jackson ou les présidents esclavagistes du parti whig. Sa réélection, remplaçant sa démission suite au scandale du Watergate, est bien le signe d’une décrépitude démocratique, renforcée par la destruction de la vitrine par un cocktail molotov, qui prouve que ce n’est pas à l’amour du peuple qu’il la doit, et que le fossé entre l’opinion et le gouvernement s’est considérablement creusé.
À première vue, la question « Who watches the Watchmen ? », taguée sur la vitrine du magasin, ne se pose pas, puisque tout ce que nous avons dit semble impliquer que les super-héros sont des marionnettes du pouvoir en place. Ce n’est pas tout à fait exact : aucun des Watchmen n’est directement présenté dans le film ou le comics comme un serviteur explicite et exclusif de Nixon, sauf le Comédien peut-être, mais leur défense de l’ordre public et le crédit qu’ils ont apporté au gouvernement suffit à les assimiler à un pouvoir qu’ils ne soutiennent dans l’ensemble même pas, et qui leur vaut une interdiction d’exercer anonymement.
C’est une des leçons essentielles du comics du Modern Age : si les super-héros se contentent d’aider les citoyens au quotidien, d’arrêter les criminels, de rétablir l’ordre public en soutien secret aux services de police, ils favorisent naturellement la perpétuation du pouvoir en place. L’absence de projet politique du super-héros est dommageable à son action, parce qu’en stoppant les symptômes, il avoue son indifférence coupable, son ignorance ou son impuissance face à la maladie qui gangrène la société.
Le problème des Watchmen, posé puissamment et très complètement dès le générique, est qu’ils n’ont aucune cohésion, qu’ils ne se surveillent même pas les uns les autres, et que le gouvernement seul a un œil sur leur groupe. Quand le poète Juvénal posait la question « Quis costodiet ipsos custodes ? » (Qui surveille ces gardiens ?), il faisait référence aux gardiens engagés par les propriétaires en leur absence, entre les mains desquels on plaçait donc beaucoup de pouvoir sans aucune garantie qu’ils n’en abuseraient pas. Le problème de Juvénal, c’est l’impossibilité de surveiller les gardiens engagés pour protéger ses biens, d’ajouter sans cesse des gardiens aux gardiens, et l’absurdité cynique de leur nécessité.
Or, le propriétaire n’est pas le gouvernement (qui serait plutôt dans la métaphore le directeur de l’agence de sécurité employant les gardiens), mais le peuple, qui accorde sa confiance au gouvernement, et conséquemment à la police, pour le protéger. La question de Juvénal est donc centrale dans Watchmen parce qu’elle rappelle que le lien entre le super-héros et le peuple est indispensable à sa légitimité, et qu’en l’absence de ce lien, il ne peut guère être que l’agent fasciste d’un pouvoir qu’il défend sans recul.
L’usage de la chanson « The Times they are a-changin’ » n’était donc ironique que pour mieux rejoindre par d’autres biais la pensée de Dylan, perpétuel insurgé contre le système et ses agents « de l’ordre », comme devraient, probablement, l’être tous les vrais gardiens.
Siegfried « Moyocoyani » Würtz
Les précédents articles de la chronique Dictature des Dieux :
Superman à la Maison blanche et l’Âge d’argent : https://comicspowercom.wordpress.com/2018/12/05/dossier-dictature-des-dieux-1-superman-a-la-maison-blanche-et-lage-dargent/
Aquaman : un Roi sans son peuple https://comicspowercom.wordpress.com/2018/12/27/dossier-dictature-des-dieux-2-aquaman-un-roi-sans-son-peuple/
Voudriez-vous que Superman devienne Roi du monde ? : https://comicspowercom.wordpress.com/2019/01/14/dossier-dictature-des-dieux-3-voudriez-vous-que-superman-devienne-roi-du-monde/
Superman : Red Son – et si le boy-scout de l’Amérique était un affreux coco ? : https://comicspowercom.wordpress.com/2019/12/04/dossier-dictature-des-dieux-4-superman-red-son-et-si-le-boy-scout-de-lamerique-etait-un-affreux-coco/
Hors-sujets connectés à la chronique :
Batman v Superman : l’Ultimate Edition sauve-t-elle le « pire film de tous les temps » ? https://comicspowercom.wordpress.com/2019/01/26/batman-v-superman-lultimate-edition-sauve-t-elle-le-pire-film-de-tous-les-temps/
The Boys – fucking Superheroes : https://comicspowercom.wordpress.com/2019/08/30/review-serie-the-boys-fucking-superheroes/
Joker n’est (heureusement) pas le nouveau modèle du cinéma super-héroïque : https://comicspowercom.wordpress.com/2019/10/22/review-film-joker-avec-spoils/
Eh bien ! C’était un peu long à lire dans ma journée de travail mais super intéressant ! Du coup, dans la foulée, j’ai envie de revoir le film et de relire le comics :3
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Ouf, c’était exactement le double-objectif de l’article, ravi d’y être parvenu, même par un cheminement un peu long, merci ! 🙂
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Peut être la plus forte séquence générique que j’ai vu. Dépassant sr7en je trouve…
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